// HACKING THE SPACES Une critique élogieuse de ce qu'étaient, sont et pourraient devenir les hackerspaces. // Hackerspaces 1 // Histoire L'histoire de ce que l'on appelle « hackerspaces » remonte à l'époque où le mouvement de la contre-culture commençait à s'affirmer réellement. Dans la décennie qui suivit les premières tentatives hippies d'établir de nouvelles relations sociales, politiques, économiques et écologiques, de nombreuses expériences furent menées afin de construire de nouveaux espaces de vie et de travail. Ces espaces étaient considérés comme des refuges pour remédier à l'uniformité des lieux publics conçus par la société bourgeoise, du jardin d'enfants au cimetière, lieux de reproduction de l'ordre patriarcal et économique. La mise en place de ces lieux ouverts s'appuyait sur des intentions politiques en confrontation directe avec la société capitaliste (ou à l'est, au communisme autoritaire) dont chaque structure, objectif et mode opératoire étaient considérés comme une «aliénation de l'humain», afin de reprendre le contrôle et transformer les rapports et les besoins humains fondamentaux. Dès lors, la révolte ratée des années 60 survit et fleurit dans l'ombre du mode de vie bourgeois omniprésent. Et l'idée du changement se transforma, partant de rêves lysergiques nébuleux et de discours dérisoires pour ramener les rêves et les pieds de chacun sur terre - pour être dés-obamaisé, si vous préférez. Cette transformation gagna sa popularité car le rêve hippie macropolitique s'était complètement délité("I had too much to dream last night", comme s'intitulait le tube psych-pop des electric prunes). Les hippies apprirent que le changement social et politique nécessitait plus que l'assemblage de posters, de chansons pop et de fantasmes sous drogue qui en faisaient la promotion. Le monde réel était bien trop dur pour se laisser impressionner par une poignée de bourgeois allumés et déviants chantant des mantras pour le changement. Le capitalisme impérieux du monde réel était bien trop efficace pour se laisser transformer. Quand tout fut fini en 1972, quelques unes de ces personnes engagées n'étaient pas prêtes à abandonner et à se laisser absorber par le système, d'où le lancement des tactiques de micro-politique. Plutôt que d'essayer de transférer le vieux monde dans un nouveau, ceux-ci commencèrent à construire de nouveaux petits mondes dans l'ancien. Ils créérent des espaces ouverts ou les gens pouvaient venir essayer de nouvelles formes de vie, de travail, peut-être d'amour ou quoi que ce soit que chacun fait quand il a envie de faire quelque chose. Il est nécessaire de se pencher sur le développement historique des mouvements politiques et de leurs relations aux espaces et à la géographie : la révolte étudiante de 1969 était guidée par l'idée de réinvestir les espaces et d'établir une nouvelle psychogéographie de la ville labyrinthe par le détournement. De la même façon, le mouvement autonome qui vit le jour en Italie à la fin des années 1970 et qui plus tard influencera les pays germanophones et la Hollande s'intéressait à la réappropriation des espaces, que ce soit pour des centres de la jeunesse autonomes ou pour l'appropriation des ondes hertziennes afin de créer des radios pirates. Ainsi, les premiers hackerspaces s'adaptèrent naturellement à une topographie contre-culturelle composée de squats, cafés alternatifs, coopératives agricoles, entreprises collectives, communes, crèches non-autoritaires, etc. Tous ces lieux établirent un réseau solide permettant à un mode de vie alternatif d'exister au milieu des ténébres du mode de vie bourgeois. // Hackerspaces 2 // Present Les hackerspaces créèrent des lieux où chacun peut venir travailler dans un environnement décontracté, calme et non-répressif (dans la limite où un lieu intégré dans une société capitaliste peut-être calme, décontracté et non-répressif). Au sens sociologique, les «tiers-lieux» sont des lieux qui échappent à la dualité schématique de la structure spatiale bourgeoise séparant lieux de vie et lieux de travail (auxquels il faut ajouter les espaces de loisir). Ils constituent un moyen d'intégration qui se refuse à accepter un mode de vie basé sur une telle structure. Cela signifie qu'ils permettent de créer des manières de travailler coopératives et non-répressives, par exemple pour trouver de nouvelles solutions innovantes à des problèmes techniques. Et c'est exactement là que la «vie fausse» d'Adorno pourrait également se glisser. Le système capitaliste est doté d'une large capacité d'adaptation. Ce n'est pas surprenant que ces espaces et formes de vie alternatifs aient procuré des idées intéressantes qui pouvaient être récupérés et adaptées au marché. Certaines caractéristiques structurelles de ces mouvements «indépendants» ont été soudainement reconnues, copiées-collées et appliquées aux laboratoires capitalistes. Ces caractéristiques s'insérent dans la tendance qui, depuis la fin des années 1970, a vu la société bourgeoise se réactualiser en utilisant les expériences acquises à travers les projets de la contre-culture. Le système dominant récolta les connaissances acquises à travers ces projets et les réutilisa. En normalisant la contestation. Et ouais. Ainsi, la révolte des années 1960 et toutes les micro-révolutions qui l'ont suivi se sont transformées en une sorte de rafraichissement périodique. Comme système, la capitalisme est toujours intéressé de se dépouiller de quelques-uns de ses traits surannés répressifs qui pourraient freiner son évolution globale et son perfectionnement. Exemple : le capitalisme vert est devenu à la mode, et c'est plutôt efficace, créant une "bonne richesse" et de "bons sentiments" capitalistes. Les hackerspaces d'aujourd'hui sont différents de ce qu'ils ont pu être à l'origine. Quand les premiers hackerspaces furent créés, il y avait alors une distinction nette (un "antagonisme") entre "nous" (ceux qui résistent) et "eux" (ceux qui contrôlent). Certaines personnes ne voulaient pas vivre et travailler dans le schéma de travail classique bourgeois et refusaient de s'intégrer à son projet idéologique et politique pour de bonnes raisons. La différence de ces espaces d'alors était déterminée par la cohérence d'une culture bourgeoise dominante basée sur la dualité de l'ordre du monde de la guerre froide. Une fois encore ils prouvèrent être des tiers-lieux d'un genre différent : ni capitalisme d'état, ni capitalisme du libre échange. Se différencier sur les plans politiques et idéologiques fut une prise de position politique importante. Dans une société clairement séparée entre culture dominante et underground, chaque activité effectuée dans l'espace underground était un pas de côté de la mauvaise direction. La pratique de ces structures alternatives venait avec l'assurance d'être du bon côté. Mais la société après la guerre froide a établi un ordre différent qui a affecté profondément la situation des hackerspaces. Alors que d'un côté il se durcissait et devenait plus répressif, le système (un système intelligent!) apprit à tolérer les choses différentes (dans l'idée de les assimiler et de les récupérer) et à comprendre que c'est aux marges de la norme que les nouvelles idées émergent. Moissonage de la culture cachée. Jusque là, l'intolérance et l'oppression souvent brutale dirigées contre les lieux contre-culturels les renforçaient et rendaient la nécessité de leur existence plus évidente (du moins quand la société ne parvenait pas à les détruire). Ainsi, ces modes de vie alternatifs servirent à rajeunir ce qui était désuet, ennuyeux et conservateur, et l'adapter à un présent bourgeois toujours changeant. De nouvelles solutions à des problèmes techniques (et esthétiques) étaient mises au point dans l'underground, alors que des dénicheurs de talent bourgeois guettaient attentivement pour piocher ici ou là, comme cela s'est aussi passé dans le champ de la pop-music avec le soi-disant rock alternatif des années 1990. Une culture dominante alternative, yeah! De l'autre côté, les années 1990 marquérent le triomphe de la démocratie libérale, comme Slavoj Žižek l'écrit : «la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 marqua le début des "années 1990 heureuses". Selon Francis Fukuyama, la démocratie libérale avait alors gagné sur le principe. Cette période est généralement perçue comme ayant touché à sa fin le 11 septembre 2001. Cependant, il semble que l'utopie ait à mourir deux fois : l'effondrement de l'utopie politique de la social-démocratie en septembre 2001 n'a pas affecté l'utopie économique de marché global du capitalisme, qui arrive aujourd'hui à sa fin.» Ainsi, c'est très ironique que les geeks et nerds, observant la mort de la démocratie libérale sous sa forme politique (des libertés accordées pour maintenir la paix sociale) autant que sous forme économique (la crise) deviennent des défenseurs libéraux-démocrates d'une idéologie qui a raté. Sans les lignes de démarcation de la société de la guerre froide, les hackerspaces ont changé sans même le remarquer. Les problèmes individuels ont proliféré dans l'ordre du jour politique, et les techno nerds ont tentés de les résoudre dans des ambiances paisibles, sans conflits, où l'aggressivité du marché était suspendue ; où chacun pouvait résoudre des problèmes techniques et créatifs et se mesurer poliment avec des personnes animées des mêmes idées. A ce titre, l'approche politique s'est dissoute dans de petits paradis d'ateliers technophiles. Les micro-politiques ont échoué dans les mêmes proportions que les précédents projets macro-politiques avaient été pulvérisés par l'avancée irréversible du capitalisme. L'idée même de révolution (quelqu'en soit son type) fut domestiquée en un réformisme bon teint, et les seules révolutions encore envisageables furent les semi-révolutions technologiques que sont le web et ses extensions en web social. Sans programme politique préalable, les hackerspaces se sont transformés en petits endroits sans intégrer de différences fondamentales. C'est comparable à la faillite de squats qui s'institutionnalisent et deviennent de nouveaux projets de logement bourgeois où de gentils bohémiens urbains vivent, évoluant constamment entre univers artistique, underground, business technologique et agences de communication. Ce n'est pas nécessairement le cas de tous les hackerspaces existants aujourd'hui mais il faut noter que la plupart sont engagés dans cette voie. Et alors que pendant longtemps le schéma macro-politique fonctionnait plutot bien pour marquer la différence inhérente qui avait été fixée à toutes les activités menées dans un hackerspace (y compris à des choses aussi triviales que la soudure, les leçons de poterie ou l'entrainement au jonglage), il fait défaut aujourd'hui. Il découle de cette déficience que les hackerspaces ne peuvent plus être formés et politisés à une large échelle. Et cela signifie que quoi que nous fassions : nos communautés de hackers demeurent étranglées ; rien de plus que du fluide nutritif pour l'élevage de la ressource humaine. (Soylent Google est fait de substance humaine! *) // Hackerspaces 3 // Futur Alors que peut-on faire ? En réalité, ce n'est pas bien compliqué de trouver quelque chose contre lequel protester. La surveillance, qu'importe. Ce n'est pas un problème d'utiliser le préfixe "anti". Utilisez la règle 76 : si vous pouvez y penser, vous pouvez être contre. Mais c'est bien trop simple. Jamais auparavant dans l'histoire de la société bourgeoise, les choses n'ont été aussi tordues qu'elles le sont aujourd'hui. Ce qu'il manque aux pratiques qui ont cours dans les hackerspaces est une théorie concise de ce qu'est la société bourgeoise et de ce que nous devrions attaquer en construisant et faisant exister ces espaces dans le contexte de cette société. Cette adorable approche alternative que nous partageons devrait être fondée sur cette théorie, c'est à dire : un programme politique qui fournisse un peu d'éclat révolutionnaire à notre pratique quotidienne de fabrication de gadgets technologiques, aux réseaux que l'on met en place autour du monde ou à l'utilisation de nos compétences technologiques et de programmation. Pour en arriver là, nous avons grandement besoin de donner du sens et d'acquérir la compréhension de l'histoire de ce que nous faisons, des démarches politiques et des revendications qui l'ont fondé il y a bien longtemps et qui sont encore présentes, enfouies dans ce que nous faisons aujourd'hui. Alors pour démarrer, nous souhaiterions organiser des ateliers dans les hackerspaces qui permettent d'apprendre la philosophie et l'histoire que nous devons réintégrer dans notre vie. La théorie est une trousse à outils pour analyser et déconstruire le monde. Egalement, nous devons comprendre que les hackerspaces d'aujourd'hui sont sous le contrôle "bienveillant" d'un certain groupe de nerds, plutôt blancs et masculins, techniquement habiles. Et qu'ils définissent les hackerspaces d'aujourd'hui selon leur pratique. (Il est difficile de comprendre que certains hackerspaces américains n'ont ni afro-américains ni latinos parmi leurs membres) Mais nous devrions garder notre suffisance européenne pour nous-mêmes. Regardons notre scène hacker tellement-si-multiculturelle, ici en Europe et demandons nous si les migrants de Turquie ou d'Afrique du Nord y sont présents dans des proportions comparables au pourcentage de leur représentation dans la population. Ou simplement mesurez la représentation des femmes, et regardez si ça fait 50% de vos membres. A ce titre, nous trouvons que les hackerspaces d'aujourd'hui excluent beaucoup de groupes ethniques et sociaux qui n'y trouvent pas leur place, ou peut-être ressentent qu'ils en ont une mais sont effrayés par la domination du nerd blanc masculin, de ses (possibles) blagues sexistes ou excluantes, ou quoi que ce soit qui puisse y contribuer. Ou peut-être qu'ils n'ont pas les compétences adaptées pour communiquer et coopérer avec les groupes de geeks (ou du moins qu'ils le croient.) Ce qu'il faudrait, c'est une inclusion non-répressive de tous ces groupes marginalisés par la société bourgeoise comme ce fut l'intention des premiers hackerspaces dans l'histoire de la contre-culture. Si l'on accepte l'idée marxiste que la nature profonde de la politique est de soutenir l'intérêt de ceux qui agissent, la politique des hackerspaces est aujourd'hui dans l'intérêt des hommes blancs de classe moyenne. Ca doit changer. Et c'est tout pour le moment. Commençons par travailler là-dessus et voyons ce qui se pourrait se passer si l'on transformait les hackerspaces parfois ennuyeux du présent en fabriques étincelantes de liberté imprévisible pour chacun de nous, y compris pour ceux qui ne rentrent dans le costume classique du nerd. Changez les nerds. Fabriquez leur un meilleur espace. Pour vous, pour moi, et pour l'ensemble de la race humaine. * NDT : Soylent est la société fictive du film «Soleil vert», productrice d'aliments de synthèse, qui fabrique le «soleil vert» pour les plus pauvres, en théorie à partir de plancton, et en réalité à partir de cadavres humains! Traduction du texte de Monochrom (Johannes Grenzfurthner & Frank Apunkt Schneider) paru en 2009. Texte original : http://www.monochrom.at/hacking-the-spaces/