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29/07/2006
La Bouille/Moulineaux
Dans surface finie, distance infinie : vérification.
Marche : quatre heures.
Distance : deux kilomètres environ.
Il y a quelque chose d'un peu naïf dans l'expédition, dans le fait même de marcher. Il y a comme un refus de la connaissance, de la culture, le pari de l'intimité avec le sol. Il y a quelque chose d'un peu faux aussi, de la mythologie du découvreur lu par un gosse : « regarde, c'est facile, derrière le bouquet d'arbres, l'Amérique ». Quelque chose d'autant plus faux à l'heure où la photographie trash faite en marchant est devenue une nouvelle forme de discipline artistique, à l'heure où les récits de périples d'épicier ont valeur d'odyssée. Images faciles. Histoire facile pour centre d'art, émerveillement collectif devant le quotidien ou théorisation insulaire du territoire. Traversée de fond, de fin fond de ville, de terra incognita de proximité, qui ne sont incognita que pour les spectateurs des mêmes centres d'art. Terres en réalité connues, parcourues, traversées par d'autres (comme nous en ferons l'expérience ici). L'autre, celui que le spectateur du centre d'art, le lecteur assidu de la revue d'urbanisme, l'urbaniste même, ou l'élu ne croisent jamais, ou presque, la part négligeable.
Cela pose la question de la pratique, que faisons-nous ici ? Donner à voir ou à lire un peu d'exotisme social ?
Marcher ici c'est surtout expérimenter la ségrégation urbaine et spaciale. Il y a des endroits où acheter une maison est toujours une bonne affaire et d'autres zones mouvantes perpétuelles où l'on peut vous construire un hangar devant la fenêtre de la cuisine.


Après plusieurs minutes d'autoroute en direction de Caen, bifurcation après les ruines du château de Robert le Diable. Descente de la côte, arrivée à la Bouille, sur le parking à côté du terrain de foot. Frein à main. Arrêt moteur. Départ.
La Bouille c'est la mise en scène proprette d'un bord de Seine ravalé, quai en béton plongeant dans un lit de caillasses vaseuses. On est presque étonné que les services municipaux n'aient pas pensé à nettoyer cette trahison (la Seine c'est la Seine). Autour, des signes de pratiques, que l'on croit révolues, semblent poser pour la photo. Un ponton laqué blanc plonge les pieds dans l'eau. Souvenir de ballade dominicale et de repas familliaux au restaurant.

Marcher au bord de la Seine comme au bord de la mer

On descend les escaliers en béton creusés dans le quai. Commence la marche sur la plage en direction des pontons jaunes et des grues que l'on voit au loin, en amont. Marcher au bord de la Seine comme au bord de la mer, sur la plage, sauf qu'ici on ne ramasse pas de galets, ils sont tous un peu gluants, algues, vases, argile.

Décrue, puis marée basse, si c'est pas du bol ça!
On marchera sur des cailloux humides et couverts d'algues vers le plat, le sable et la poussière en lisière de quai bétonné. Une marche des loisirs vers le travail de l'ombre, vers le cagnard.

Ca sent moins la randonnée que la chasse au trésor, la cabane dans les arbres, le lance-pierre.

Mais il y a tout de même là quelque chose d'étrange à prendre le chemin clandestin. Quelque chose de l'ordre de l'invention du territoire comme de l'invention d'une grotte.


De la possibilité du jardin chinois ou japonais.

Emmanuel le dit. Les mots manquent, les mots précis pour parler d'un fleuve, des natures de sol, des plantes. Tout un vocabulaire inconnu à apprendre comme, quand petit, on tente d'apprendre les espèces d'arbres à partir de leur partie : feuille, tronc, forme générale. Ou alors il faut tenter de les inventer à partir d'un vocabulaire exogène : quelque chose de l'ordre de la scène ça pourrait être...
Ça pourrait être, en été, à marée basse, là où le quai s'est éboulé, une succession de jardin japonais ou chinois mise, en abîme de paysages, modélisation de phénomènes naturels, érosion, tempête, échouage. Pierre/ciel/eau/arbre.
Une succession de points de vue, de cadrages à apporter. Mais ces jardins il faut les mériter. Les pierres vertes glissent sous le pied, s'élèvent en barricade, coupent le chemin d'un enchevêtrement de blocs visqueux.
Marcher sur le fond du fleuve et tout change, les flaques, les rochers verts d'algues, la traînée de la semelle qui vient de glisser, la première douleur à la cheville, la caméra portée à bout de bras au dessus de la tête comme un goûter que l'on veut préserver du sable en marchant sur la plage, la trouille de se casser la gueule dans la vase fine qui bruisse tout autour avec un bruit de bains moussants.
Marcher-là et tout change.
Le pas se ralentit et tout change, le temps, lent, marche prudente et l'attention se porte sur tout. Tout devient paysage. Les criques ménagent les surprises, événements d'un storyboard à arpenter. Fondu au feuillage / Plan large sur rocher / Zoom avant sur enchevêtrement de racines / Coupe / Barricade de pierres.
Lente et prudente escalade puis ouverture en plan large sur forêt de roseaux. Travellings. Contre-plongées sur trou de terre et racines. Troncs tordus. Blocs de pierre couverts de forêts d'algues, imitation de montagne. On s'accroupit face aux paysages miniatures. Tous les 10 mètres la nature du sol change, rythme la marche, de l'oeil surtout. Graviers qui roulent. Plage de glaise, puis de sable. Ça joue à la falaise puis à la dune, à la bambouseraie. Le châssis de voitures retournées enfoncées dans le sable fait sculpture, plus loin un vélo, des troncs totems en bois flotté : bonsaïs géants. Ça s'ouvre, se referme, se recadre.
Il ne manque qu'un râteau pour dessiner dans le gravier les signes solides d'un jardin zen, qu'un pont de bois laqué rouge ou des portes rondes pour donner accès à ces jardins japonais, invisibles depuis le chemin de halage.

La Seine, ce pourrait être aussi et ce n'est pas antinomique, une succession de criques invisibles depuis la rive, cachée derrière le rideau d'arbres.


Ici on marche sur des ruines.
Après, plus loin, ça sent le travail.

Marcher le long du fleuve c'est d'abord se nettoyer, se décrasser des poncifs. La pollution d'abord. Un pipe-line ? c'est un égout. Un poisson mort ? C'est la pollution ! Les préjugés sur le fleuve nous empêchent de croire que les poissons aussi meurent de vieillesse.
Ainsi, les sommes d'incongruité croisées nous renvoient nécessairement l'idée inscrite d'un fleuve sale, pollué. Les usines flottantes, les égouts sont encore dans les têtes du riverain lointain.
Quand on marche le long du fleuve c'est sur des ruines qu'on marche, celle du port du début du siècle qui s'est retiré, on va pécher à pied des sons et des images.
Emmanuel dit « la nature reprend ses droits ». Pierre retournée comme des éboulis de falaise. On marche sur les anciens quais maçonnés datant de l'extension du port maritime jusqu'à la Bouille au début du XXe siècle.


Une marche plus haut la vasière.

la Marie-Salope nous en parlerons plus tard.

On remonte sur la berge, non pas la berge, le quai haut, non pas le quai le chemin de halage, avant qu'il ne soit trop tard, quelques mètres plus loin le quai est de nouveau maçonné : béton coffré. Le fruit du mur le rendant impraticable à la majorité des vertébrés. Séparant le lit de la rivière de la rive, une marche, une fois franchie on aperçoit au milieu de l'herbe de larges chemins beiges qui se séparent. L'un, le chemin de halage file vers l'aval de retour vers la Bouille. L'autre file droit vers la terre. Un panneau : chantier interdit, des tubes étranges, sans doute d'égoûts, et un mur de blocs de béton érodé entre parpaings et galets. Un autre panneau : risque d'enlisement. Grimpé sur le monticule s'étend devant soi un bassin comblé, une ancienne vasière. La vase de Seines drainées par la « Marie - Salope » déversée ici, maintenant damée et asséchée est couvertes d'herbes.


Desert. Road movie ou polar français des années 70

Emmanuel est déjà plus loin le long du fleuve en amont. Point sombre au milieu d'un quai désert et poussiéreux, paradis du coup de soleil et de l'insolation. La vue se dégage, s'ouvre sur un micro désert. Sol beige en plein soleil. Il doit être environ 14 heures, aucune ombre portée. Eblouissement. C'est le genre d'endroit où le soleil et la pluie ont encore un sens.
On n'y est, au niveau des pontons jaunes que l'on voyait au loin. Ils sont longs et ressemblent à des plongeoirs. Chacun est affublé à sa droite d'un escalier en caillebotis métallique qui plonge dans l'eau. Le long du quai, des lampadaires en acier galvanisé hauts, très hauts. A leur pied une machine, mutant entre le crochet d'attelage et la bite électrique. Plus loin, au bord toujours, un tableau électrique, une succession de forme plus ou moins longue plantée dans le sable.
Emmanuel lit à haute voit les inscriptions des plaques fabricants sur les machines. Il enregistre. Plus loin, sur cette plate-forme désespérément plate, trois dalles en béton jouent les tombes.

Personne...

À 100 mètres du quai, à côté de ses vélos, un couple joue à la pétanque, sur une herbe rare, à l'ombre des premiers arbres . Manu micro à la main s'approche "bonjour, on fait un tour le long de la Seine pour voir ce qui s'y passe, je peux vous poser quelques questions ? »

Elle, le micro, ça la gêne, lui, non.




L’ancien de chez Lohéac


Compte-rendu d'une rencontre faite sur l'esplanade en aval de l'embouchure de la rivière, lors de la marche du 29 juillet 2006, sur les berges de la Seine entre La Bouille et Moulineaux.
Le propos de la discussion porta successivement sur les anciennes berges et leurs pratiques, la rivière, les ballades; le port et son activité; puis enfin le métier de l'homme aux boules.
Il y avait le passeur, le père Duvrac, il nous passait de l'autre côté. On voit encore le montoir. Le passeur descendait la rivière qui est là au bout, puis il traversait la Seine.

En principe ce n'est pas mon coin à boules. Mon coin est par là-bas, vers la rivière. Mais comme il y a eu la tempête, des arbres sont tombés sur le terrain. Il n’est plus praticable.

Je suis venu habiter ici à peu près en 53. Il n'y avait pas le port, ce n'était que des marais. Il y avait des canards, des lapins, je venais ramasser des escargots, ce n'était que des marais… bon, des lapins, il y en a toujours.

Au fur et à mesure, on voit que ça change tous les ans, et même tous les jours, puisque il n'y a pas longtemps, il y avait les jardins ouvriers dans le coin là-bas, un terrain prêté par le port autonome. Il y avait des années et des années qu'ils étaient là, les gens. Et puis maintenant ils ont repris tout, ils ont mis une affiche, et crac… tout ça, ç'a été vidé, tous les jardins de la Saipol à la station d'épuration, il y avait des jardins tout le long là. Tous ont été rasés, puis ils remblaient pour construire, ou n'importe quoi.

Il y a la nouvelle route. Il voit où sont les pompiers ? Non ? Parce qu'ils ont fait une grande route derrière pour rejoindre les quais, avec tous les poids lourds. C'est affreux, on était tranquille avant. C'est affreux parce que, moi je vous dis j'ai connu ça étant gamin, avant ce n'était que des marais, en plein hiver c'était gelé, les champs étaient inondés. Avec des planches, on faisait des radeaux.

Et puis on s'amusait étant gamin.


Je me rappelle mon beau-frère et puis ses frères, ils plongeaient en plein milieu.

Mon beau-frère habitait du coté de la rivière, il s'est marié avec ma soeur, il demeure à Grand-Quevilly. Avant c'était la fromagerie qu'était là. La laiterie qu'on appelait ça. Il y avait la rivière qui passait à côté, et puis derrière ils élevaient des porcs, des petits cochons, des truies et tout ça… il y a beaucoup de monde qui connait pas, forcément.

Avant, il y avait le mascaret. Parce qu'on le voyait. On allait avec le passeur au milieu du courant – d’abord on le connaissait.
On voyait la vague arriver.
La vague, elle arrivait haut de ça.
Sans blague, un mètre.
Il n'y avait pas de danger.
Ça fait drôle au démarrage.

Je ne vois plus tellement de barques. Parfois un zodiac, des automoteurs. Il y a une descente plus loin en amont, mais c'est réservé pour les secours. C'est aménagé pour mettre un zodiac à l'eau – et dans l'anse là-bas, il n'y a pas des années et des années – enfin oui, dix ans peut-être – on se baignait dans la Seine.

Dans la crique en aval, s'il longe bien tout le long, il va voir plus loin le pipeline qui passe. Il le voit sortir le pipeline – il y a encore une ancienne voiture, ça doit être une 2CV, ou une Dauphine. À marée basse, les roues dépassent.

Il y a une autre crique avec des poutrelles métalliques. Ça devait être un ancien appontement. Je n'ai pas connu, mais je m'en rappelle. Enfin je ne me rappelle plus de tout, c'est comme tout. Mais il devait y avoir un appontement, puisqu'il y a le quai démoli, il devait y avoir des chaloupes et des automoteurs qui s'amarraient-là.


« Sans quoi la rivière elle sort là. »

En amont, il y a la rivière. Vous tournez et vous prenez le petit pont, après il y a l'usine Renault, il y a Novandie, enfin la fabrication des yaourts. Et après, ça rejoint le port autonome. Ou alors si vous longez la rivière, vous retournez vers Moulineaux, et vous revenez par là – ça fait le tour.

– Comment elle s'appelle, la rivière ?
– C'est Moulineaux, c'est la source de Moulineaux.

Il y a deux rivières. La rivière à ciel ouvert, elle sort du pied de la falaise, vers Grand-Couronne ; et il y a la deuxième source qui prend là-bas, comment dirais-je ? Il y a le manoir des sources, il connaît peut-être, le manoir des sources ? Il connaît pas ?

La source, c'est la station de pompage. Elle alimente Rouen. Nous ici, c'est celle de Saint-étienne qui nous alimente.

La station de pompage, à voir, ça ne va pas vous donner grand chose.
– On fait le tour, on essaye de tout voir.
C'est muré, c'est vitré, on voit les tuyauteries, c'est tout. On ne voit pas où ils pompent.

La deuxième rivière, elle est souterraine, elle débouche juste là. À la deuxième bite d'amarrage là-bas, elle se jette directement dans la Seine, on voit la bouche qui sort. C'est la plus conséquente parce que ça passe sous la falaise. Ils tirent l'eau directement. Ce n'est pas pollué, comme ils disent. C'est directement dans la marne.

Manque de pot, l'autre jour, ils sont venus avec un camion –deux camions. Ils ont tout bazardé dans la rivière. Il y a des portes d'immeubles, du placo, des gaines électriques bleu rouge qu'on fait sous plâtre, je connais ça. Et puis il y a des paquets, du papier.

« Sans quoi il y a encore de beaux coins. »

S'ils veulent, s'ils charrient bien, ils peuvent (en parlant poliment) les baiser, parce que dans les papiers qu'ils ont foutu tout ça en vrac dans la rivière, il y a peut-être comme des adresses ou n'importe quoi. Dans le coin aussi, comme ils construisent pas mal de pavillons, on ne peut pas savoir.

Sur les hauteurs, ils creusent carrément dans la marne. Ils s'emmerdent pas maintenant. Ils défoncent carrément la marne, et puis ils creusent.

Celui qui est là-haut, il est tranquille, il est bien, mais enfin il n’est pas question de faire de jardin.

Avant j'avais mon permis pour pêcher là. Je ne sais pas s'il y en a encore, mais il y avait de la truite. Je ne le prends plus là maintenant mon permis. Je pêche dans les étangs par là-bas, les ballastières, du côté de Bernières – c'est pas pareil.

Tous les ans ça diminue. Les coins à balade, ça se restreint de plus en plus. Nous c'est toujours possible, je n'ai pas de voiture, on se déplace à vélo, on va là, on prend le bac à la Bouille, on va sur le chemin de halage en face, ou alors on monte par là-bas, où il y a les animaux en liberté, les sangliers, les cerfs, avant Canteleu, par là-haut.

On va aussi au château Robert le Diable par la forêt. Avec mes gamins, on allait faire tout ça à pied. Sac à dos, casse-croûte, on traversait la forêt en coupant, on allait de l'autre côté pour rejoindre Renault, Cléon. De l'autre côté, il y a la vue sur le fleuve, l'autre méandre. C'est pour ça que mes gamins, tout petit, m'avaient dit : « Papa, il y a deux Seine. »

– Voilà, c'est tout ce que je peux vous dire.
– Vous êtes une vraie mine.
(rires)
– Vous connaissez bien le coin.
– Ça, il n'y a pas de problème, le coin c'est sûr, on le connaît par coeur.

Maintenant par là, c'est bloqué. On ne peut plus accéder au port autonome. Maintenant il y a tous les containers par là bas. Donc on n'a plus accès. C'est le port autonome.
Comme là normalement, il y a eu des pétitions de faites je crois. Ils doivent venir. C'est à lui tout ça. C'est au port autonome.
Ils doivent venir pour mettre des granulats, des cailloux, du sable, puis ça partira par barges. Tout ce qui est ici est à Rouen pour ainsi dire.

Moi j'appelle ça la Marie-Salope, celle qui aspire la vase de la Seine. Normalement il y avait des pontons, la tuyauterie, elle déversait la vase dans les fosses. Les vasières, on appelle ça. Et puis l'eau s'écoule, elle est évacuée par des conduits. Elle repart à la Seine, l'eau. Et la vase sèche.
En ce moment, les tracteurs font des allées et venues parce que, du côté de Saipol, ils vont agrandir le terrain. Avec la vase qu'ils récupèrent, ils font le nivelage.

La vase asséchée, ça fait ça. Du sable gris ni plus ni moins.

Le port va se déplacer par ici. Ils vont remettre des portiques pour agrandir, tous les containers, ça va venir là.

Elle n'y est plus, il y avait une péniche en ciment. Ça flotte !
Une fois que c'est creux, ça peut faire des tonnes. Elle ne coule pas puisque c'est le volume qui compte. Elle est restée des années et des années, on voyait encore la proue à marée basse. C'était une péniche en ciment, carrément.
Elle a été coulée.
Les bateaux, les gros, ne pouvaient pas faire demi-tour.

Ils ont cassé tout. Ils ont dragué. Ils prévoient d'agrandir encore. Avant les bateaux faisait demi-tour dans la boucle, au dernier portique au fond, le rouge. C'est là le plus large, quand la Seine fait une boucle. On voit les silos à grain là-bas au fond, l'usine Saipol où il font le tourteau et le diester, elle est verte – on la voit là-bas, verte et machin.

Ça n'arrête pas. Il faut voir encore cette nuit. Ils travaillent la nuit même, tous les jours, la nuit, le dimanche.

De chez moi où je suis, je vois la Seine de ma cuisine. Manque de pot, je ne la verrais plus dans peu de temps parce qu'ils sont en train de construire un autre hangar. Ils vont stocker des marchandises. Maintenant ils stockent tout. Tout est stocké là-dedans. Ça s'agrandit de plus en plus.

Par moments il y a des bateaux russes qui déchargent et chargent du blé. C'est le même blé. C'est une combine à eux. Ce n'est pas des blagues que je raconte.

Il y a les cargos qui ne font que passer.
Ils vont à la Shell, Butagaz pour charger, débarquer du pétrole, du gaz.
Il y en a d'autres, ce sont les engrais, plus loin.
Plus loin aussi, à la Chapelle d'Arblay, la papeterie, mais moins maintenant que c'est recyclé. C'est surtout du papier en vrac, il y a moins de rondins.

Ils déchargent le blé. Ils le rechargent. Entre deux, le blé a pris de la valeur.

– C'est tout, je ne peux pas vous en dire plus.
– C'est déjà beaucoup.
– Je vous dis, si vous voulez voir la rivière, c'est là au bout.

Je suis rentré en 76.

Je travaillais chez Lohéac, je ne sais pas s'il connaît Lohéac, le transporteur ? qui est décédé, enfin le père.

Moi je travaillais là, à Lohéac, donc j'habite dans la cité Lohéac, retraité forcément, elle est à lui toute la cité.
Des anciens de la boîte, il y en a beaucoup encore, des retraités comme moi, mais il y a beaucoup des gens qui viennent de l'extérieur aussi, c'est sûr. Ce sont des pavillons, on a un bout de terrain. Sauf en haut il y a des petits immeubles. En haut ça redonne le long de la voie ferrée qui rejoint Elbeuf. Il y a un train qui passe tous les jours. Avant il y avait la micheline qui passait puis elle rejoignait Couronne, Grand-Quevilly.

Il voit Coupatan, peut-être ? qui faisait la minuterie, Coupatan ?

Avant d'arriver à Grand-Couronne, à gauche sur la route, il y a tous les camions d'alignés, c'est là Lohéac. C'est son fils qui a repris d'ailleurs.

Nos pavillons, ils sont à droite, de l'autre côté de la route.

Attention, Lohéac, il y avait plusieurs sociétés, il y en avait à Mormant (77), à Vernon (27), et au Havre. Ici, on était au moins trois cents. On faisait la construction nous-mêmes, les châssis, on faisait nos citernes nous-mêmes : inox, alu ou en ferraille ça dépend, on a toujours fait ça nous-mêmes, ça employait du monde.

– Et vous, vous faisiez quoi ? Soudure ?
– Chaudronnier-soudeur.
– C'est un beau boulot ça, chaudronnier.
– Oui...
– Mais c'est dur.
– Quand c'était sur du neuf, ça allait encore – c'est ça.

On réparait les citernes calorifugées, qui transportent du brai, l'asphalte qui est sur la route, elle est transportée à cent soixante degrés dans les réchauffeurs. Une fois que ça refroidit, par moments il y avait des fuites, il faut aller les réparer à l'intérieur, il faut casser le brai, et après souder à l'intérieur ou même découper au chalumeau – parce que là on peut dire : pas besoin de fumer. Le gaz carbonique, la fumée jaune, on la voyait sortir – et même par moments, on devait sortir en courant par l'échelle.

L’échelle et le trou, par où on entrait, juste le trou d'homme.

– Enfin chacun son métier. On n'en trouve plus de manuels.
– Surtout chaudronnerie et soudure.
– Oui, et tous les six mois on passait des essais pour refaire la qualification de soudure.
– Ah oui, vous aviez la qualif sécurité du coup.
– Soudure au TIG, au MIG avec le fil tiré, et à la baguette. On avait les trois. C'était obligatoire. Sinon on ne pouvait pas souder.

« Je vous laisse, messieurs, je vais aller finir ma partie de boules. Oui voilà, par là, à la deuxième bite, à peu près là-bas qu'elle sort, la rivière. »




glossaire

Saipol : société agro-industrielle de patrimoine oléagineux, fabrication d'huile de colza.

Lohéac : transporteur industriel, levage, grutage.

Novandie : entrepôts frigorifiques de Mamie Nova.

Butagaz : stockage de gaz inflammables.

Schell : raffinerie pétrochimique.

Coupatan : minuterie électromagnétique.


Sans quoi on connaît tout le coin, c'est logique.
Le tour, on le fera, d'abord droit devant jusqu'aux précipices formés par le quai de béton de la rivière puis, le longeant, quand le quai a disparu, par le pont que l'on traverse pour voir ce qui nous attend de l'autre côté.
Re-désert, re-road movie, au loin, plusieurs camions perdus dans la poussière. On verra ça plus tard. Demi-tour
On remonte la rivière à la recherche d'un coin où manger. Chemin de campagne. Oiseaux. Clapotis de l'eau. Pique nique au bord, à l'ombre d'un arbre.
Avec Emmanuel on discute programme. Il m'interroge sur la destination du travail - « Qu'est-ce qu'on fait » -. Je ne sais pas, cette fois pas de programme juste deux choses à peu près certaines : après chaque marche un petit livre et un DVD des documents multimédias. Manu demande pour qui pour nous ? Pour l'institution ? Pour quel public ? Comment le diffuser ? En réalité je n'ai pas tellement envie de penser à ça. Pour une fois, juste une fois, se laisser porter par ce qui peut advenir, complètement. Juste une question comme point de départ : la Seine ? Ici, ça veut dire quoi ? Emmanuel veut en savoir plus pour savoir à quoi il s'engage. Dix marches programmées, quand même. Je ne sais pas trop. Je réponds qu'il n'y a pas de nécessité d'engagement. Il fait cette marche puis, celle qu'il veut.
On repart, de nouveau le pont, de nouveau le désert. Au débouché à droite, enfoncée de quelques centaines de mètres dans les terres, l'usine Nova. Emmanuel part enregistrer les sons de changements. Je file à l'opposé en direction du quai. Un portique coudé part perpendiculairement au quai puis se courbe vers l'amont. Quelques mètres en aval un apontement.
En amont le passage est bloqué. Grillage et ronces interdisent la poursuite le long de la Seine.
Et là, en reculant de quelques pas, la théorie Stalker se vérifie : « dans les nouveaux territoires, ces no man's land, lorsqu'un obstacle se dresse, on rencontre toujours un aménagement sauvage réalisé par quelqu'un pour le franchir »
ici, le grillage est découpé en forme de vagin.





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