« Paris, Rouen, Le Havre, une seule et même ville dont la Seine est la grande rue ». Napoléon Bonaparte en 1802
Cette phrase, largement reprise tant par le Président de la République Nicolas Sarkozy que par le « toutologue » Jacques Attali, peut être considérée comme le programme du projet Seine Métropole. Dans ce projet urbain, l'architecte Antoine Grumbach – par ailleurs lauréat de la consultation internationale sur le Grand Moscou – imagine le développement de la Métropole sur un axe Le Havre-Rouen-Paris. Ce projet désormais politique est sobrement intitulé « Axe Seine ». Lauren Houssin « Interview. Antoine Grumbach : La Seine est le vecteur d'identité de la métropole »,
Libération, le 11 décembre 2014.
Par cette phrase, c'est l'illusion d'un territoire homogène dont la Seine assurerait la fluidité, que tous les projets naissants semblent nourrir. Or, c'est à un archipel de zones d'exception traversées par les hommes comme par la marchandise que le projet « Axe Seine » – comme celui du Grand Moscou – recoure. La plus notoire, transnationale et globale de ces zones dérégulées se nomme Zone Économique Spéciale.
Treize ans après la Russie et quarante ans après la Chine, la France accueille à son tour sa première Zone Économique Spéciale (ZES) sur la rive nord de la Seine, entre Rouen et Le Havre. Le 22 février 2018, le projet est lancé par la Région Normandie à Port-Jérôme-Sur-Seine, sans que cela ne suscite d''émotion particulière. La ZES rejoignant probablement, dans l'imaginaire collectif français, le lot quelque peu ringardisé des autres ZAC, ZI et ZUP. Une zone périphérique de plus. Or, celle-ci inaugure un changement politique profond, nous faisant franchir, à la suite d'autres pays, le seuil de la post-démocratie.
Treize ans après la Russie et quarante ans après la Chine, la France accueille à son tour sa première Zone Économique Spéciale (ZES) sur la rive nord de la Seine, entre Rouen et Le Havre. Le 22 février 2018, le projet est lancé par la Région Normandie à Port-Jérôme-Sur-Seine, sans que cela ne suscite d'émotion particulière. La ZES rejoignant probablement, dans l'imaginaire collectif français, le lot quelque peu ringardisé des autres ZAC, ZI et ZUP. Une zone périphérique de plus. Or, celle-ci inaugure un changement politique profond, nous faisant franchir, à la suite d'autres pays, le seuil de la post-démocratie.
Une Zone Économique Spéciale est un territoire qui bénéficie d'un statut juridique spécial, attribué par l'État, et ayant des avantages économiques pour attirer les investisseurs étrangers.
Les investisseurs y bénéficient d'une infrastructure, créée aux frais du budget public, de droits de douane favorables et de préférences fiscales.
Conçue comme un outil de développement de l'Axe Seine, la Zone Économique Spéciale de Port-Jérôme-Sur-Seine en dit long sur le caractère néo, voire ultra, libéral du projet de Mégalopole et du redécoupage du territoire en Zones d'exceptions qu'il induit. À Moscou, par exemple, la ZES semble l'outil providentiel capable de faire aboutir un projet de Silicon Valley en lieu et place de la plus grande cité de garages habitée de la capitale [voir article L'université d'État de Moscou et ses voisin, P.15]
Au-delà, la ZES entérine un changement de régime, celui de la « métropolitique » comme régime post-démocratique inscrit dans l'économie monde ; elle signe par là notre disparition en tant que citoyens d'un territoire homogène soumis à des droits et devoirs communs.
C'est un redéploiement d'une pensée du territoire par le
zoning que l'on pensait quelque peu oubliée.
Mais contrairement au
Zoning promu par Le Corbusier et les architectes de la Charte d'Athènes de 1933, qui comptaient mettre de l'ordre dans le territoire urbain en répartissant l'occupation des sols selon des fonctions-clefs : habiter, travailler, se récréer ; la Zone n'est pas définie ici par sa spécialité mais par son exceptionnalité, qui confine parfois à l 'extra-territorialité. En somme, ces nouvelles Zones sont moins définies par ce que l'on y fait, y vend ou y produit, que par les régimes spéciaux et dérogatoires qui s'y appliquent. La ZES, quoique plus inquiétante ou ambiguë, n'est que l'une de ces nombreuses zones qui se créent et morcellent désormais le territoire. Et ce tant en France qu'en Russie, ou ailleurs. C'est bien à une révolution de la manière dont on envisage l'individu et le territoire que nous assistons : le passage d'un traitement égal des individus sur un territoire national homogène régi par la loi à un traitement spécial des individus soumis aux règlements intérieurs d'enclaves publiques ou privées.
Quarante ans de migrations d'un outil néolibéral, de la Chine vers la Russie et l'Ouest Européen, en passant par l'Europe Centrale et danubienne.
La première zone Économique Spéciale de France est présentée comme une expérimentation. Cependant, la ZES est un principe, un système expérimenté depuis longtemps ailleurs, aux résultats incertains, voire inquiétants. Une petite histoire de la migration de ce dispositif mise en regard de l'évolution politique des pays à laquelle il participe pourrait finir de nous inquiéter.
C'est, paraît-il, suite à une visite à Shanghai et la Zone Économique Spéciale de Shengzen, que le Président de la Région Normandie eut l'idée de tenter l'expérience le long de la Seine. Même si la première ZES vit le jour à la fin des années 1950 en Irlande, c'est bien en Chine et, en particulier dans la région de Shanghai, que ces zones fleurirent au moment de la transition de la Chine vers l'économie de marché dans les années 1980.
Considérée par certains économistes comme un moyen de faire du capitalisme sans capital, la ZES peut parfois s'apparenter à de la vente d'organes ; en l'occurrence, des ports et infrastructures payés par l'État et mis à la disposition d'investisseurs étrangers ou intérieurs. Sortes d'îles capitalistes au milieu d'un océan communiste, les ZES chinoises prospèrent alors grâce aux avantages fiscaux qui y limitent la redistribution des richesses, grâce aux infrastructures éprouvées mais entretenues, et à une main-d'œuvre à bas coût mais néanmoins mieux payée qu'à l'intérieur du pays. Le droit du travail y est plus souple et la sécurité y est garantie par les fonctions régaliennes de l'État en matière de maintien de l'ordre. Le capitalisme chinois est né ! Et le modèle s'exporte vite aux états post-socialistes d'Europe centrale, en particulier en Pologne et en Lettonie, les autres pays (Bulgarie, ex-Yougoslavie, Estonie, Lituanie, Roumanie, etc.) préférant adopter le modèle moins radical de Zone Franche, point ou port franc.
Dans ces espaces qui viennent de quitter le modèle de l'économie planifiée, les Zones deviennent des lieux d'apprentissage d'un capitalisme souvent sauvage et obscur, où les pratiques corruptives sont aussi fréquentes que les manquements au droit des travailleurs. Espaces de l'économie grise, voire mafieuse, les ZES poussent parfois les états à légaliser leurs pratiques plutôt qu'à les contrôler.
Les ZES polonaises, par exemple, ont souvent été le théâtre d'abus envers les salariés ; certains journalistes et économistes considèrent ainsi que derrière le succès économique de la Pologne se cache surtout une politique de pillage plutôt que d'investissement dans les ressources humaines. Dans un article du Guardian datant de juillet 2012 consacré aux « Boulots de pacotille » en Pologne, Peggy Watson expose le cas du licenciement de 25 employés de l'entreprise chinoise Chung Hong (implantée dans la ZES de Tarnobrzeg) : ils furent licenciés pour avoir participé à une grève légale. Car les cadeaux fiscaux accordés aux entreprises de ces zones s'accompagnent souvent d'une relative bienveillance envers des méthodes de management importées et incompatibles avec les règles en vigueur dans le pays. Et la journaliste d'ajouter que « dans la mesure où cela repose sur la négation de la liberté d'association, du droit de grève et d'autres droits des travailleurs, comment comprendre la signification historique de 1989 » (date de la chute du régime communiste).
La ZES serait donc l'outil d'annulation des libertés.
Ces exemples sont nombreux : les conditions de travail, les salaires et le logement, sont souvent pointés du doigt, au point que l'on s'interroge sur les bienfaits des aides européennes et d'État accordées à ces zones. Aides ou cadeaux fiscaux dont on peine à connaître le montant. Même si l'Union Européenne fit un moment pression sur ces pays en leur demandant d'adapter leurs zones dans la perspective d'une adhésion, elle a finalement cédé lors des négociations sur la durée de vie de ces zones. Que dire alors de l'apparition de ces mêmes dispositifs en France ?
En Lettonie, c'est à Liepaja, sur la plus importante zone navale soviétique, transformée en port commercial, que s'est établie avec un fort soutien de l'État la ZES. Partout, les effets de ces zones sur la baisse du chômage ou le ruissellement économique semblent plus qu'incertains.
Ce n'est finalement que tardivement (2006) que la Fédération de Russie a adopté ce modèle. On ne peut parler ici de laboratoire ou de lieu d'apprentissage du capitalisme (comme en Chine) puisque d'autres zones, informelles, autonomes ou autogérées, avaient déjà remplis ce rôle : marchés, bazars, kiosques, cités de garages habitées, etc. C'est dans ces lieux qu'une part de la population russe a appris l'économie de marché au moment de l'effondrement de l'URSS et de son économie. Les commerçants des marchés informels de Moscou ont par exemple réinventé des routes commerciales vers la Turquie pour se fournir en produits occidentaux. Les travailleurs et habitants des cités de garages ont quant à eux réinventé un marché et des méthodes de production artisanales qui en ont conduit certains à des succès qui n'ont rien à envier à ceux des pépinières d'entreprises actuelles.
Contrairement à celles de l'Ouest, les ZES russes se dessinent comme des espaces de libération des capitaux, tant étrangers qu'intérieurs. Elles semblent aussi être davantage un moyen de reconversion d'infrastructures existantes et parfois anciennes. On les voit donc souvent s'installer dans d'anciennes villes fermées ou secrètes de l'époque soviétique, profitant là de leurs équipements en matière énergétique par exemple : c'est le cas des barrages et centrales électriques sibériennes autour desquels se déploie l'industrie numérique russe.
Comme le souligne le chercheur Kevin Limonier dans son ouvrage
L'archipel des savants, on peut lire une certaine continuité historique entre les Zones d'exception du régime soviétique et les nouveaux espaces de déploiement des ZES.
Ainsi, à la mort de Staline, l'URSS connut le développement de villes d'élite qui prospérèrent sur les ruines des goulags. Ces cités scientifiques, souvent fermées ou interdites au public, produisirent dès les années 1950 les matériaux de la puissance soviétique : fusées, réacteurs nucléaires, accélérateurs de particules, ordinateurs. Aujourd'hui tombés en déshérences, c'est sur ces territoires que l'État investit pour pérenniser l'héritage technique et intellectuel. C'est ici que l'on voit fleurirent les ZES, alliant commande d'État, start-up, industries de pointe et innovantes.*
Perduration des lieux et des systèmes, la ZES semble aussi aujourd'hui permettre ce qu'il serait plus difficile de faire dans des zones non dérégulées.
Ainsi, en 2020, l'agence TASS rapporte que les travailleurs en charge de la fabrication de masques anti-COVID-19 sur la ZES Technopolis de Moscou ne quittent pas la zone aseptisée dans laquelle ils sont hébergés et nourris. L'exception n'est pas que fiscale et semble aussi toucher les conditions de travail et l'habitat des employés.
Dans son rapport sur l'nvestissement dans le monde consacré aux Zones Économiques Spéciales, la conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement admet que les normes de travail appliquées dans ces zones suscitent des préoccupations même si celles-ci semblent s'améliorer dans les plus récentes.
Cependant, l'Inde voit dans la ZES un outil pour réformer le droit du travail jugé trop protecteur pour les salariés.
De même, seule la moitié des organismes de promotion et d'investissement pense que les zones créées dans leur pays ont grandement stimulés les investissements étrangers directs.
Néanmoins, la conférence semble toujours y voir un outil pour l'accomplissement des objectifs de développement durable tout en concédant que ces zones demeurent un dispositif de « concurrence par le bas ». Le rapport se termine sur un vœux pieu : que ces zones « ne soient plus des enclaves privilégiées et que leurs retombées profitent au plus grand nombre. »
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Kévin Limonier,
L'Archipel des savants, histoire des anciennes villes d'élite du complexe scientifique soviétique, Éditions B2, 2018, p.4