A l'aube du troisième millénaire, notre société fabrique toujours sa marge, l'exclusion, et son pendant, l'insertion. Les millénaristes auraient voulu voir dans ce jeu de chiffres - 2000 - l'avènement d'un monde nouveau : purgatoire ou jardin d'Eden ; les artistes, écrivains ou cinéastes y avaient souvent logé leurs rêves ou cauchemars de cités futuristes. Pourtant, rien ne se passe. Ce troisième millénaire était en effet un espace commode pour abriter l'utopie ou la contre utopie, pays d'aucun lieu mais aussi d'aucun temps. Que deviennent-elles alors que cette atemporalité est en passe de devenir notre temps ? L'utopie devra-t-elle encore s'exiler dans des lieux et des temps plus éloignés, dans un à-venir improbable qui fut la condition nécessaire à l'accouchement des œuvres de tous les grands utopistes depuis Platon jusqu'à Fourier en passant par Rabelais, More et Proudhon. Dans la solitude se sont patiemment élaborés ces modèles de société pour être proposés à la lecture ou à la réflexion. A travers l'utopie, l'exercice même du projet se met à jour : construction par un individu d'un cadre dans lequel pourraient vivre d'autres individus. Dictature éclairée et bien-faisante proche de l'exercice de l'architecte. Aujourd'hui, l'ailleurs nécessaire n'est peut-être pas si éloigné. Les nouvelles technologies, et en particulier Internet, en proposent un, accessible à tous pour pourvu qu'on leur fournisse les moyens techniques pour l'appréhender. Le livre, longtemps le seul véhicule de l'utopie, impliquait la solitude du lecteur et de l'auteur. Il prend, par le biais de ce nouveau média, une autre dimension impliquant la possible participation de tous. Peut-être est-il alors possible de sortir l'utopie de son atemporalité et de sa solitude dictatoriale. Peut-être peut-on enfin l'élaborer ensemble. Pendant un an et demi après le début du troisième millénaire, nous demanderons à ceux qui trouvent plus difficilement leur place dans la société (chômeurs, SDF, nomades… de Rouen et de son agglomération) de travailler conjointement à l'élaboration d'un projet collectif d'urbanisme ou de société. Il s'agira de rompre avec la tradition utopiste du projet solitaire, à la manière des projets d'architecture comme un modèle proposé à la réflexion ou à la vente. En installant trois ateliers sur la ville, communicant ensemble par le biais d'Internet et d'un journal, nous désirons travailler véritablement sur cette notion de projet ; chacun pourra s'inscrire dans cette dynamique en apportant au pays d'Utopie soiti une maison, soit un quartier, qui une mode vestimentaire ou des lois. La construction collective de cette fable impliquera nécessairement des contradictions qu'il faudra régler ensemble, chacun n'ayant évidemment pas le même projet de société. Il s'agit donc moins de travailler sur l'idée d'une société improbable que sur les mécanismes mêmes de son élaboration, les confrontations d'idées, d'opinions, et de restituer un pouvoir de proposition à ceux qui bien trop souvent voient leur vie dépendante des décisions d'autrui.
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