L'essentiel des articles qui suivent sont issus de
"Cinéma Mobile d'Intervention"
n°8 de la revue Echelle Inconnue.
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En 1895 naissait le cinématographe des frères Lumière. Deux ans plus tard, il faisait son apparition dans les foires, d'abord comme attraction scientifique (notons que les fêtes foraines furent électrifiées bien avant la plupart des villes françaises) puis très vite comme « monstre » ou spectacle à part entière.
C'est un scénario similaire qui se déroulera aux États-Unis dans les enceintes des carnivals (lire l'article de Xavier Jeudon p.14)
En France, dès lors, ce seront les forains, pour la plus part Manouches, qui diffuseront films, drames et comédies. Ce sont eux encore, qui inventeront les actualités filmées, tournant dans les villes dans lesquelles ils s'installent. Le cinéma est alors résolument mobile, forain et invente ses formes, actualités mais aussi doublage des cartons de titres et de dialogues des films muets pouvant aller jusqu'au boniment comme le souligne Arnaud Lemarchand (p.18) Le spectacle parfois même s'hybride encore entre spectacle scénique et écran, mélangeant, danse, musique, etc. Propriétaires des copies des films qu'ils diffusent, les forains les usent jusqu'à la corde, les remontent même ou les raccourcissent parfois.
1912 sonne le glas de cet âge d'or. La mise en place du fichage anthropométrique des Tziganes s'accompagne opportunément d'une supposée crise du cinéma décrétée par Pathé qui installe son monopole sur le secteur. Il substitue à la vente des bobines un système de location. Impossible dès lors pour les forains de rentabiliser leur activité. Parallèlement, il construit ou incite à la construction de salles de cinéma sédentaires bâties sur le modèle du théâtre à l'italienne faisant passer le cinéma de la vie et du brouhaha de la foire à la fenêtre sur le surréel. Il a désormais la main sur l'ensemble de la chaîne allant de la production à la diffusion.
Quelques forains tenteront néanmoins de poursuivre l'activité avec des films étrangers ou du matériel, tourné par leurs soins. Peu à peu cependant, au cours des années 1920, les lampes de ces porteurs d'électricité s'éteignent. L'arrestation des Tziganes par la police française, puis leur déportation sous l'occupation, mettront définitivement fin à ce cinéma.
Mais alors qu'ici ces lumières s'éteignent, elles s'allument, plus à l'Est dans la Russie révolutionnaire. Le cinéma forain répondant tant au besoin de la guerre civile, qu'aux promesses artistiques de l'avant garde. « Le cinéma doit intervenir dans la société comme un véhicule de pompier » écrivait Maïakovki. Britchka, camions, trains et même bateaux embarquent des centres culturels et d'agitprop sur tout le territoire,(lire l'article de Liudmila Piskareva p.11) tant d'ailleurs que le cinéma ambulant des années plus tard deviendra un élément naturel du paysage.
Alors que l'immédiat après-guerre entérine « l'exécution » du cinéma forain, on assiste à un retour marginal de la diffusion ambulante. Certains réalisateurs du « cinéma direct » comme Yann Le Masson projettent volontiers leurs rushs aux personnes filmées . Par exemple, il le fit au Japon devant les paysans et manifestants s'opposant à la construction de l'aéroport de Narita lors du tournage de Kashima Paradise.
Makhno ? Son nom aurait tout aussi bien pu être britchka, cette charrette paysanne qu'une guerre civile transforma en arme.
Comme le souligne Isaac Babel dans son ouvrage Le Cavalier Rouge, la guerre civile russe et le territoire ukrainien en particulier, virent la naissance de maîtres, si ce n'est de dieux de la britchka, cette hippomobile à l'arrière de laquelle on montait des mitrailleuses.
Parmi ces maîtres, Nestor Makhno, qui organisa en 1918 un mouvement de résistance armée contre les troupes du général blanc Anton Dénikine. Mouvement de guérilla transformé dès 1919 en véritable armée de 50 000 hommes, la Makhnovthina s'allia à l'Armée rouge avant que celle-ci ne se retourne contre elle en 1920.
Pour toute mitrailleuse, notre Makhno-Van porte un vidéoprojecteur et des enceintes, pour meule de foin ou camouflage, une caisse-écran rétractable. Glissé au milieu des camions aménagés des travellers ou des ouvriers, on remarque à peine le Makhno-Van. Mais, sa caisse télescopique dépliée, ses enceintes crachant et son écran éclairé, l'espace un temps se défigure. Un nouveau lieu naît et il tente de ré-envisager le sens de lieux souvent insensés, camps, campings, campements. Produisant et projetant ses films il tente de dire qu'ici aussi un royaume sur roue, sans nom encore, est né et participe, souvent sans le savoir, à une guerre elle aussi sans nom et sans déclaration qui pousse aujourd'hui un nombre croissant d'individus sur les routes et leur interdit l'accès au paradis métropolitain.
Véhicule civil, utilitaire, transformé, bricolé et hacké, le Makhno-Van tente crânement de jouer un rôle dans une guerre des images animées qui semblait depuis longtemps perdue par le camp des populations mobiles. Un cinéma nomade pour les nomades qui ,à l'instar de la Makhnovtchina désire les rassembler autour d'un récit commun capable de s'opposer au récit officiel, de là, peut-être, favoriser leur organisation.
Quelle images, histoires et déconstructions opposer à ce story-telling ? Quelle production, mode de production et diffusion élaborer pour dire le réel (à défaut de la vérité dont on meurt sûrement) de ce que ce « terrain de jeu » et son chantier produisent ? Pour dire les vies, les villes et territoires de ces cohortes de déplacés, rejetés du paradis métropolitain ou appelés dans ses marges à le construire ou le nourrir de flux, de données ou d'énergie ?
Comment élaborer une représentation polyphonique à défaut d'unitaire dans laquelle ce peuple, morcelé par la sociologie et les traitements que lui réserve la loi, puisse se re-co-naître ? Comment défaire ce jeu de catégories et d'assignations identitaires (Gens du Voyage, travellers, travailleurs mobiles ou détaché, Rroms, etc.) si efficace qu'il est intégré par ce peuple même qui ne voit souvent dans l'autre que l'étranger ?
L'ambition du projet Makhnovtchina était de mener un travail de postier ou d'estafette circulant entre les lieux éclatés de ces différents groupes, apportant des représentations d'un endroit à un autre, tentant de les mettre en miroir, en dialogue et ainsi favoriser l'émergence d'une connaissance ou culture commune.
Le film work in progress ou le cinéma entendu comme l'espace de travail Installés pour quelques jours, mois ou semaines à un endroit (bidonville, aire d'accueil, camping ou campement) nous réalisons avec les personnes présentes des films qui mettent en récit et tentent l'analyse de leur situation. Le Makhno-Van reprend alors la route pour un autre lieu où il diffuse le(s) film(s) réalisé(s) avant d'en produire un autre avec ceux qui un moment seulement en furent spectateurs.
Dans cette forme de cinéma de recherche et d'intervention, la projection devient le premier geste de création. La séance n'est pas une messe. À la tombée de la nuit, autour du camion déplié qui projette, on discute, critique, on pointe le commun et la différence entre ici et à côté, entre les situations russes et françaises.
Ensuite, le soir même ou le lendemain, c'est à l'intérieur, sur les banquettes de skaï rouge que cela se passe. Individuellement ou par petits groupes on y discute, on approfondit et envisage ce qui se vit et dit ici, ce que l'on pourrait ou devrait filmer, on prépare les entretiens. Puis, régulièrement on projette des bouts montés, on corrige, on valide jusqu'à ce qu'enfin un film soit là et puisse partir ailleurs.
Au cours des années, les films ont cependant changé de nature, les formats de quelques minutes, portraits de personnes ou de lieux, ont fait place à des formats plus longs de trente à quarante-cinq minutes explorant des situations plus complexes et inscrivant la vie de ces enclaves nomades dans un réseau à la fois géographique et économique plus large et laissant parfois pour part place à la fiction ou au réalisme magique. C'est alors aussi un nomadisme de voisinage qu'il faut alors orchestrer, reliant ces enclaves aux lieux proches qui leur sont connectés, lieu de travail, de sortie ou institutions. Par ses films, le Makhno-Van tente alors de faire résonner les voix mobiles aux oreilles sédentaires proches.
Stany CAMBOT
Ce journal paraît au moment où une question traverse Échelle Inconnue, après la réalisation de deux moyens- métrages Blouma et Flamanville brûle-t-il ? et après avoir pris la mesure de ce que ces productions représentaient en termes de temps, de coût, ne devrions-nous pas intégrer l'économie traditionnelle du cinéma ? Ou du moins inventer un mode de production hybride entre nos travaux au long cour et la réalisation de ces films. Et nous voilà poules devant un couteau à double tranchant...
Des films, j'en ai toujours fait, un peu, au moins. Comme des griffonnages sur un coin de nappe ou les arabesques distraites que l'on dessine pendant une conversation téléphonique. Des films en bouts, comme des lumières dans les expositions quand l'essentiel de ma pratique avec Échelle Inconnue consistait en manoeuvres dans l'espace public, dispositifs, installations, fables ou environnement à usage unique refusant le statut d'oeuvre pour lui préférer celui de la vie, du présent, ici, maintenant. Des films encore pour documenter cela, en conserver trace, témoigner.
Mais voilà les portes de ce circuit sont bien gardées ou du moins difficiles à ouvrir. C'est un monde dans lequel prédomine le besoin (ne s'agirait-il de désir parfois) de se faire acheter. Se faire acheter son film, ses droits, s'en faire déposséder en somme et par là, peut-être, en déposséder ceux qui y ont contribué. De plus, dans le cadre de ce circuit un problème demeure. L'audience, certes élargie reste indistincte et le geste tient parfois du jeté de bouteille à la mer. Le public des salles, même les plus alternatives, est souvent le même, celui des chaînes de télévision également et celui du Net emprisonné dans les mailles du réseau et les recommandations des Google, Facebook et autres GAFA. Alors, la nécessité de porter les films, où se trouvent ceux à qui on les destine apparaît. Il convient alors de nouveau de porter le dispositif cinéma à autant d'endroits que nécessaire. Voilà la modeste renaissance de notre cinéma forain, non pour évangéliser de nouveaux fidèles que de poser en soi la question de l'expression, de l'image et de rôle dans la sphère sociale ou réelle. Faire lieu hors réseau mais à quel prix ?
Sa naissance-même est une histoire d’itinérance. Odysée mécanique, camion Ulysse, forçant, créant ou révélant la porosité des mondes, du squatt de travellers aux enceintes de l’éducation nationale, des projection de terrains vagues aux programmes d’Arte, de la casse automobile aux fournisseurs électriques spécialisés. Bref, forain ! Encore lui faudrait-il parler mais les peuples forains connaissent peu d’Homère.
C’est sur les chaînes de montage des usines Renault que se termine en 1934 l’épopée de celui dont je porte le nom, Makhno. C’est sur les chaînes de montage de l’usine SOVAB (SOciété des Véhicules Automobiles de Batilly), pour le compte du même groupe que commence la mienne, peu avant ma première mise en circulation le 25 novembre 2003. J’ignore si toutes mes pièces ont été produites dans l’hexagone ou si elles ont fait l’objet d’accords d’échanges internationnaux. Je ne pourrais pas davantage dire d’où provient l’acier, l’aluminium, la fonte ou le plastique dont je suis fait. L’écusson de ma calandre est un losange, Renault ; mon nom ? Master II. Mais fruit de mon époque, j’en ai d’autres que seules différencient les campagnes marketing et l’attachement populaire à certaines marques devenues simples noms : Opel Movano, Vauxhall Movano, Nissan Interstar.
C’est sur les chaînes de montage des usines Renault que se termine en 1934 l’épopée de celui dont je porte le nom, Makhno. C’est sur les chaînes de montage de l’usine SOVAB (SOciété des Véhicules Automobiles de Batilly), pour le compte du même groupe que commence la mienne, peu avant ma première mise en circulation le 25 novembre 2003. J’ignore si toutes mes pièces ont été produites dans l’hexagone ou si elles ont fait l’objet d’accords d’échanges internationnaux. Je ne pourrais pas davantage dire d’où provient l’acier, l’aluminium, la fonte ou le plastique dont je suis fait. L’écusson de ma calandre est un losange, Renault ; mon nom ? Master II. Mais fruit de mon époque, j’en ai d’autres que seules différencient les campagnes marketing et l’attachement populaire à certaines marques devenues simples noms : Opel Movano, Vauxhall Movano, Nissan Interstar.
Sorti d’usine, j’ai fait partie d’une escadrille de la livraison pour une chaîne de distribution Darty. C’est à cette entreprise que je dois le bidouillage de ma carte grise. Revendu à un garagiste, j’ai transporté des voitures de courses, formules 3000 sur les circuits de France. Bref j’était un camion normal, sorti d’usine presque nationalisée avec de vrais boulots normaux, normés. Ça c’était avant Echelle Inconnue, les ZAD, les squats, les manifs et expulsions, les lycées pro et pour finir les camps, campings et campements où je projette les films conspirés dans mon ventre-même.
Après m’avoir, choisi et acheté, il fallait à Echelle Inconnue un lieu pour me stocker et faire de moi ce qu’ils voulaient : un cinéma, un atelier. J’ai alors rejoint sous un des hangars de la ferme des Bouillons, exploitation agricole squattées dans la banlieue de Rouen, d’autres camions déjà transformés en habitations. Ici des travellers en attente de nouveaux départ pour un travail saisonnier ou un festival réparent ou aménagent leurs véhicules. Autour de moi, les chiens s’égayaient et Echelle Inconnue, visiblement désemparé tentait de me bricoler. Ils envisageaient mes flancs comme des façades. La mauvaise scie sauteuse mordait salement ma tôles pour y percer l’emplacement des fenêtres récupérées sur une caravane abandonnée non loin. La lame encore arrachait ma tôle en meurtrières que combleraient bientôt des vitres hautes de Renault express. De la production standardisée et du commerce de masse, je passais au monde improvisé, clandestin. Autour de moi encore, ça discutait « comment on isole ? », ça apprenait les risques de ponts thermiques engendrés par les vis plantées dans mes longerons.
Ici pas vraiment de professionnels mais un apprentissage empirique, l’usage. Ne sachant visiblement faire autrement Echelle Inconnue m’isola avec un système de châssis de décor rempli de laine de roche (on ne quitte pas si facilement le théâtre). Les travellers regardaient circonspects. Ça parlait électricité aussi. Echelle Inconnue avait déjà rencontré Jean Charles et voulait que ma caisse soit entièrement alimentée en 12 V. ça ne sera pas le cas. Chez les travellers on ne fait pas comme ça. Reste de culture pavillonnaire ou empreinte de celle du campingcarisme, ici on installe panneaux solaire et batterie et on transforme l’électricité en 220V pour alimenter un circuit domestique sur lequel brancher les appareils. On m’équipe, me perce, me colle avec des litres de Sikaflex. On pose sur mon toit des panneaux solaires. Je deviens énergétiquement autonome. Ça bricole, ça monte, ça démonte, ça se plante. On passe me voir. Puis, les temps brunissent.
Fini, festivals, techno, moutons et chiens qui s’égaient autour de ma carcasse. Et, je le découvre alors, fini aussi le bidouillage. Du sol en terre battue du hangar sombre et agricole, je passe au béton ciré et à la lumière des néons de l’atelier presqu’asceptisé du lycée professionnel de Brionne. Entre temps Echelle Inconnue semble avoir compris que je coûte cher et nécessite une attention particulière. Une nouvelle personne, architecte, a fait son apparition dans l’équipe. Elle me prend en charge. Je suis son challenge, son cadeau empoisonné. Ici, une année scolaire durant on doit me terminer, me rendre définitivement forain et, du moins l’espèrent-ils, manifeste. Pour quelques mètres carrés de plus, pour me faire ressembler à une caravane de forain et sans doute pour satisfaire l’égo de celui qui m’esquissa au départ on me rend télescopique. La teneur des discussions change autour de moi on parle de rails télescopiques, de charge, de procédés d’assemblage en menuiserie. Des croquis de coins feuille, ma conception passe au logiciel de CAO. On me conçoit et fabrique une caisse rétractable qui accueillera un salon atelier et mon écran de projection extérieure, une sorte d’hybride entre le tiroir et le poste de télévision vintage.
Élèves menuisiers et professeurs s’activent dans le bruit et la sciure des scie à ruban, raboteuses et autres défonceuses. Chose amusante un des travellers est revenu. Là, ce sont les professeurs qui semblent circonspect devant ses menuiseries peu orthodoxes. Mon extension est équipée de banquettes couvrant rangements et emplacement pour les enceintes extérieures, y sont intégrés différentes connectiques pour permettre projection et branchement des ordinateurs en atelier. La table centrale montée sur verins s’abaisse au niveau des assises pour ne former qu’un grand lit (on dort aussi chez moi). Camion, logement, atelier, cinéma. Les classes de tapisserie du Lycée capitonne ma caisse de sky rouge. j’ai une gueule de claque qui fera sourire ou hurler Manouches et traveller mais qui me vaudra peut-être le premier rôle dans le documentaire de David Dufresne sur Pigalle. Mon côté mauvais genre.
Enfin ça y est, ou presque. Après 4 ans quelques portes ouvertes au lycée, je sors. Je pars projeter sur les marchés, les fêtes foraines. À Gennevilliers je diffuse sur une aire d’accueil, chez des ferrailleurs, sur des parking de poids lourds. Je me pose, me déplie et les gens souvent arrive. Belle économie pour les membres d’Echelle Inconnue qui devaient jusque là faire du porte à porte. On m’ajoutera encore une bâche sérigraphiée à mon nom qui protégera mon écran qui risquait d’être dégradé par les intempéries. On projette de m’équiper d’une éolienne, d’un escalier digne de ce nom, d’une cuisine, de grilles de désenlisement. Enfin tout ça si les nouvelles règles du contrôle techniques ne me désignent pas le chemin de la casse.
11/13 rue Saint Etienne des Tonneliers
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