La culture, comment être contre ?
Avignon, Lille, Marseille et maintenant peut-être Rouen. Ou plutôt : la Seine - du moins, un bout.
« Stupeur », le mot cent fois entendu dans ces villes élues au titre de « Capitale européenne de la culture ». Stupéfaits. Pris de court. Voilà comment se décrivent les principaux acteurs ou habitants critiques, comme si quelque chose leur était tombé dessus. Non qu'ils n'étaient pas au courant mais plutôt qu'ils ne s'attendaient pas à cela. Qu'ils ne pouvaient imaginer ce que le si inoffensif terme de « culture » pouvait cacher de politique territoriale, de déplacements de populations, de business commercial, immobilier ou industriel.
C'est la multiplication de Capitales en tout genre dans la balkanisation néolibérale de l'Europe qui tend à transformer les villes les plus riches en Cités-États en compétition, les unes contre les autres.
Avignon, Lille, Marseille et maintenant, la Seine – ou plutôt : le territoire logistico-industriel d'HAROPA (l'union des ports du Havre, Rouen et Paris) qui devrait « nous » faire emporter, face à Anvers, la compétition au grand tournoi de la livraison de produits chinois vers le centre de l'Europe. Mais évidemment, ça ne suffit pas. Encore faut-il célébrer le match avant même son issue. Agréger les supporters et entamer, dans cet élan vers des jours meilleurs, mille autres compétitions susceptibles de « nous » rassembler comme une équipe derrière nos chefs d'industrie ou de gouvernement.
Nous ne pouvons plus être stupéfaits ! Mais avertis par les expériences antérieures, et capables de construire des postures critiques.
« Ce qu'il faut retenir de « Capitale européenne de la Culture », ce n'est pas le mot « culture » ! Ce qu'on fait là, c'est imaginer le territoire dans trente ans ! »
Voilà l'ambition annoncée – au départ sur le ton de la confidence, pour être de plus en plus assumée publiquement. Faire de la planification urbaine, économique et sociale, sans vraiment le dire. Sans vraiment avoir mandat non plus.
Nous voilà bien loin de l'ambition initiale de ce programme qui voulait pallier, dans les années 1980, le manque d'attention dont bénéficiait la culture au profit de l'économie. Le renversement est même total, et le programme dévoyé au point de vouloir très officiellement apporter son soutien à l'économie.
Ce que montre assez bien le film La fête est finie, de Nicolas Burlaud, c'est la dimension d'orchestre du camp et de cheval de Troie de l'opération Marseille 2013, l'événement culturel servant tour à tour d'accompagnement au projet de requalification urbaine de Marseille et de paravent aux politiques d'expulsion et de gentrification. L'opération est d'une part la célébration d'une nouvelle idée de Marseille et, de l'autre, l'outil qui accélère le remplacement de la population existante par une population correspondant davantage au projet. Une tendance politique de plus en plus forte comme le faisait judicieusement remarquer Samuel Rufat, auteur de Résiliences : sociétés et territoires face à l'incertitude, aux risques et aux catastrophes, lors du Forum de la Résilience, organisé les 4 et 5 octobre 2021 par la « Métropole Rouen Normandie, Capitale du Monde d'Après ».
Loin des ambitions initiales du programme, la culture est appelée à promouvoir le territoire en renforçant l'attractivité, voire en la mettant en scène. C'est la célébration d'une paix non avenue entre les décideurs et le petit peuple. C'est, sous la forme parfois grotesque d'un appel à mobilisation générale, faire croire à une participation active des entrepreneurs privés quand on sait que plus de 80 % des budgets seront publics. C'est le royaume de la
punchline : « Rouen, près de Paris, loin de ses prix », « Le territoire économique qui relie le Grand Paris au reste du monde », «
La Smart City, un mot qui peut faire peur mais ne doit pas faire peur », « Un véritable
hinterland business ».
À ce titre, lors de la soirée du 30 juin 2022
Rouen Normandy Invest sur la thématique Rouen Capitale Européenne de la Culture, son Président, Frédéric Granotier, présente les maîtres-mots : innovation et audace, et invite les entrepreneurs à utiliser des arguments « innovants » et « détonnants » quand ils parlent de la région. Un extrait sonore vient appuyer sa démonstration :
« Un mot : "2028". Il est 18h et pourtant dans votre entreprise c'est l'effervescence [...]. Une des directrices du département raconte le spectacle qu'elle a vu la veille près de Giverny. Un artiste norvégien a présenté une performance dans la gare ; performance dont la préparation a mobilisé pendant des mois une compagnie de théâtre d'envergure [...]. Votre directrice de la communication s'apprête de son coté à entamer un week-end nomade en mobilité douce le long de la Seine. Au menu : dégustation, spectacle sur l'eau, conférence scientifique pour enfants dans une clairière autour d'un feu de joie. »
Si le signal lancé aux patrons n'est pas assez clair, on assiste à une passation de pouvoir entre ancien et nouveau président de Rouen Seine Normande 2028 : Daniel Havis, le très courtisé assureur aux huit Porsche, et Marie Dupuis-Courtes, cheffe d'une entreprise du bâtiment.
Gouverner par le Label : un art
Alors que longtemps la France ne connut d'autre label que celui de « Villes et Villages Fleuris », ils semblent aujourd'hui pulluler :
French Tech, réseau des villes créatives, ÉcoQuartier, Tiers-Lieux Normandie, Capitale verte européenne, etc.
Certains chercheurs comme Renaud Epstein y voient, à l'heure de la décentralisation, une manière pour l'État, l'Europe, l'UNESCO ou même l'ONU, de gouverner à distance par incitation plus que par coercition ou autorité. Au-delà, nous pourrions y voir un laboratoire de gouvernements, c'est-à-dire, dans la mise en œuvre-même de ces labels, l'expérimentation de nouvelles manières de gouverner à la fois post-démocratiques et post-politiques. Inventer ou décerner des labels serait pour des organisations publiques ou privées, gouvernementales ou non, une manière de diriger ; et le verbe désormais commun « labelliser », un mode de
soft control.
« Les lois de décentralisation successives ont renforcé l'autonomie des collectivités, qui jouent un rôle central dans la conception des politiques publiques et non plus seulement dans leur mise en œuvre. Ces collectivités – en particulier les villes [et aujourd'hui les métropoles] – disposent désormais de capacités d'expertise, d'innovation et d'expérimentation… que l'État a perdues. »
Dans ce cadre, les labels constituent des outils incitatifs, et surtout gratuits, permettant de peser sur les politiques locales. Une certaine manière de mener des projets avec l'argent des autres puisque les collectivités, pour leur part, embauchent et investissent pour leur mise en œuvre. Pourquoi ? Pour la renommée en grande partie ; et une certaine idée de la compétition territoriale à laquelle nos élus semblent désormais acculturés. Les villes, comme les élus, les grands fonctionnaires ou les cadres supérieurs, soignent désormais leurs CV et se tirent la bourre au
Fight Club territorial.
Sélectionner, tamponner, labelliser : transformer le monde en projet
Certaines villes comme Nantes ou Lyon sont devenues des spécialistes de la récolte de labels, qui doivent sans doute trôner comme des trophées sur les étagères de la métropolitique. Des acteurs sont aussi devenus les champions de cette course à la médaille et sillonnent la France, l'Europe, voire le monde, en louant leurs talents-mercenaires aux villes candidates. La mise en œuvre est leur affaire ; mobiliser, rallier, coaliser, leur travail. Et pour ce faire, ils emploient les mêmes outils que l'État ou l'Europe. Ils comptent sur le fait que les acteurs locaux aient le même désir de médailles que leurs élus. Ainsi, ils ne financent pas, ils labellisent !
Tiens ! Ce spectacle prône les mêmes valeurs que nous ? Labellisé ! Ce projet de jardins partagés ? Labellisé ! Cet équipement payé par les pouvoirs publics ? Labellisé ! Et même la projection de ce film critique ? Labellisé ! Car labelliser, c'est faire sien à peu de frais. C'est faire du
cut-up dans la chair de la société. C'est désigner et communiquer ce qui est digne, valable. C'est faire croire aux plus naïfs que ça leur rapportera quelque chose ; et à tous les autres que ne pas être labellisé, c'est risqué l'anonymat. C'est marquer et sélectionner les éléments du troupeau avant de les présenter à la foire agricole. C'est surtout, une fois les éléments labellisés rassemblés dans un même récit, rendre le réel cohérent avec le projet. C'est aussi, si possible, comme à Marseille, créer un espace de compétition entre les acteurs et s'amuser de voir un
OFF de Capitale européenne de la culture intégrer le
IN.
Plus tard, les survivants-labellisés seront ceux capables de financer leurs activités et leur communication à la hauteur des espérances qu'on aura placées en eux.
Il ne s'agit évidemment pas là d'une invention. Et si les labels relatifs aux questions culturelles et artistiques sont nombreux et parfois précurseurs, c'est peut-être qu'ils ne font que performer un modèle que Pierre-Michel Menger avait identifié dans Portrait de l'artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme. Ouvrage dans lequel il présentait le travail artistique comme un avant-poste des marchés de l'emploi capitaliste. Une manière pour les candidats à la labellisation comme pour les artistes d'investir à perte sur eux-mêmes, pour obtenir la reconnaissance.
Danse avec les cadres
Les labels constituent une régénération des cadres et, plus globalement, de la maîtrise territoriale. Ces nouveaux intermédiaires de la chose culturelle, urbaine et politique vont, au cours de leur carrière, naviguer entre public et privé, entre culture et aménagement, entre art, communication et
marketing. Mi administrateurs, mi classe créative, ils sont les archétypes du nouveau contremaître de la
New Urban Governance.
Une observation plus fine de leur parcours professionnel permettrait sans doute de nuancer les lignes qui suivent mais aussi d'en affirmer la mécanique. Même si la question semble encore sujette à polémique, c'est par l'observation des carrières d'anciens experts de la DATAR (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale) reconvertis en conseillers privés, que le chercheur Christophe Parnet parvient à démontrer leur rôle « d'experts au service de la production d'une évidence réformatrice » : la métropolisation comme unique horizon de l'aménagement de l'espace. Un label comme « Capitale européenne de la culture » est autant l'outil de promotion d'un modèle politique européen, étatique ou régional, que la production de ce nouveau type de cadres. Pour développer leurs carrières, ils ont rapidement besoin de reproduire les politiques événementielles susceptibles de les embaucher. Voire d'« événementialiser » d'autres champs de l'action publique ou privée, de l'aide sociale au logement en passant par la gestion des déchets.
Dans le cadre d'enquêtes, de bilans ou d'interventions publiques, ils font la promotion de ces grands événements. Ils mettent en avant le fait que ceux-ci sont avant tout le début d'une longue suite de manifestations dont ils seront eux-mêmes à l'origine – le plus souvent.
Il y a bien nécessité pour eux de perpétuer ce régime de l'
event pour que perdure ce secteur du marché du travail dont ils ont favorisé l'édification.
Dans des villes comme Marseille ou Lille, les associations de préfiguration des Capitales de la culture ont vu peu à peu leurs effectifs augmenter, agrégeant des personnels extérieurs à la région, d'autres issus ou débauchés des structures culturelles, administratives et territoriales locales, et, enfin, des spécialistes de la communication ou des médias, journalistes chargés de communication, etc. L'événement fini, il est bien rare que ce personnel, qui a vu dans cette expérience une véritable promotion, réintègre sa structure d'origine. Le désœuvrement est d'ailleurs souvent de courte durée et, forts de leur relative expertise, ils s'empressent de proposer la candidature de « leur » territoire à de nouveaux labels, nationaux ou internationaux, quand ils ne deviennent pas promoteurs du label dans d'autres régions, jurés ou conseillers. C'est donc une nouvelle génération de cadres agiles qui font leur apparition et promeuvent les politiques qui leur permettront de poursuivre leurs carrières. Les autres, plus locaux, moins mobiles, tenteront localement de prendre la tête d'institutions qu'ils auront parfois contribué à créer.
C'est peut-être aussi ce renouvellement des cadres qui constitue, à l'heure de la décentralisation, l'outil de gouvernement à distance de l'État et de l'Europe qu'Arnaud Epstein voit dans les labels : cette manière d'inciter plus que d'obliger en créant une catégorie dont la perpétuation assurera le maintien de ce nouveau mode de gouvernance. Doit-on y voir une étonnante manière pour des élus locaux de faire entrer les loups dans leur propre bergerie ou, au contraire, une mutation assumée vers une société post-politique et post-démocratique ?