Le port Jérôme est créé le long de la Seine en 1861 par Napoléon III ; il est baptisé ainsi en l 'honneur de Jérôme Bonaparte, frère cadet de l 'empereur Napoléon Ier. Ce projet, plus ou moins avorté, d’un port moins exposé que Le Havre et plus près de Rouen et Paris, ne sera véritablement repris qu’en 1929 quand le gouvernement français imposera le raffinage du pétrole brut sur le territoire national. Et c’est en 1932, quand la compagnie américaine Esso (désormais Exxon Mobil) y installera sa raffinerie, que Port-Jérôme deviendra la cité du pétrole que l’on connaît aujourd’hui. La zone industrielle de 1 900 hectares continue de produire près de 15 millions de tonnes de produits pétroliers et chimiques.
Si Port-Jérôme n’était que la zone industrielle de la commune de Notre-Dame-de-Gravenchon, la zone a acquis un tel poids politique, symbolique et économique, que c’est finalement sous son nom que les communes d’Auberville-la-Campagne, Notre-Dame-de-Gravenchon, Triquerville et Touffreville-la-Cable, se réunissent en 2016.
C’est sur ce territoire, élargi à une partie de la commune voisine de Petiville, que s’expérimente la Zone Économique Spéciale.
LA CARTE, CE POÈME
On essaie de décrypter la photocopie de la carte de Port-Jérôme scotchée au mur du restaurant routier de la zone : « On y comprend rien. On est où ? » Le patron se marre, « ça m'étonne pas ! Elle est tellement mal branlée cette carte ! De toute manière, personne ne s'y retrouve ici. Même les GPS ne marchent pas. Et je vous parle pas des pauvres routiers étrangers. Ils arrivent ici avec leur feuille de route qui ne correspond à rien. Et puis ils changent les routes tous les matins. Ils en ferment, ils en ouvrent... » « Et la Zone Économique Spéciale, elle s'arrête où ? - C'est quoi ça, la Zone Économique Spéciale ? »
Ici, le territoire se dérobe à tout. À la compréhension, à l'orientation, à la cartographie-même. Vivre ou travailler ici, c'est être entouré d'un territoire mouvant, pour ne pas dire instable. Ce qui préside à cela semble hors d'atteinte.
HABITER LA ZONE : UNE ÉVOLUTION INQUIÉTANTE DU LOGEMENT OUVRIER
L'observation des villes mono-industrielles anciennes toujours en activité est l'occasion de lire dans l'espace une histoire du logement ouvrier et, par là, une histoire de la gestion de la main-d'œuvre par l'habitat. À ce titre, Port-Jérôme-Sur-Seine est exemplaire : la commune permet d'observer 90 ans d'évolution, allant de la fixation de la main-d'œuvre sur le territoire par un urbanisme paternaliste au campement plus ou moins sauvage des ouvriers.
Comptoir américain ?
Alors que la commune rurale originelle ne comptait que 500 habitants avant l'installation des raffineries américaines en 1930, la population de Port-Jérôme dépasse les 2000 habitants en 1936, pour avoisiner les 8000 dès 1975. Pour loger les employés, les raffineries firent construire deux cités : la cité Standard pour ceux de la Standard française des pétroles (qui deviendra plus tard ESSO) et la cité Vacuum pour les salariés de Socony Vacuum (qui, elle, deviendra Mobil).
Ces ensembles d'habitations, qui devaient moins à la philanthropie des industriels qu'à une volonté de fixer et contrôler la main-d'œuvre, fonctionnaient de manière fermée, voire autarcique. L'ensemble des équipements – écoles, salle des fêtes, lieu de culte, terrains de sport – se situait dans les cités et une coopérative alimentaire faisait office d'épicerie. Le plan de la cité Standard, axé sur une ligne reliant la place à la maison du directeur, reproduit le schéma hiérarchique de l'entreprise : les maisons des cadres entourent celles du directeur sur des parcelles plus larges que celles, jumelées, des ouvriers. La progression dans la pyramide de l'entreprise se traduit par l'attribution d'un nouveau logement dans cet espace en vase clos. Un club-house et un hôtel des célibataires viennent compléter ce dispositif urbain qui tourne le dos au hameau originel.
Une certaine histoire de l'architecture et de l'urbanisme voit dans ce projet d'habitat ouvrier des références claires à la cité-jardin comme à la cité ouvrière.
Cependant, une lecture post-coloniale pourrait sans doute y lire l'importation d'un schéma propre aux quartiers neufs de colons ou d'expatriés ; les entreprises américaines important ici un modèle de société autant qu'un outil industriel.
Les travailleurs étrangers : loger la part en trop
Après-guerre, l'expansion des raffineries se poursuit au point de toucher la ville. Si le modèle « d'habitat d'entreprise » n'est pas reproduit, c'est la question du logement de la main-d'œuvre étrangère qui se pose et préside à la construction du foyer HENRI DUNANT, qui se situe à la périphérie de la ville. Géré par l'association Coalia, et à l'instar des autres foyers de jeunes travailleurs, celui-ci est aujourd'hui réorienté vers l'accueil de personnes en difficultés.
C'est encore plus loin, et sur la même rue, que sera implantée l'aire d'Accueil Gens du Voyage, celle-ci faisant face aux cuves de la station d'épuration. Cette aire est désormais devenue un terrain familial, officialisant la sédentarisation de ses occupants.
« Volatiliser » la main-d'œuvre
Mais l'ouverture du marché à la main-d'œuvre détachée (salariés envoyés par leur employeur dans un autre État membre de l'Union Européenne en vue d'y fournir un service à titre temporaire) marque un pas important dans l'histoire du logement ouvrier. Et c'est encore plus loin que l'on voit apparaître, il y a plus d'une dizaine d'années, les camions aménagés des ouvriers polonais en mission.
Ici, la question du logement n'est plus prise en charge par l'employeur. Il s'agit désormais moins de fixer la main-d'œuvre que de la « volatiliser », et la gestion hiérarchique, souvent déléguée à une entreprise sous-traitante, s'opère par une relative insécurité du travail et du logement.
La main-d'œuvre doit pouvoir disparaître du territoire une fois la mission terminée. Mais la présence d'employés mobiles perdure sur le territoire et celui-ci s'adapte avec plus ou moins de transparence à leur présence.
Sur la rive du fleuve opposée à Port-Jérôme, au milieu de retraités en camping-car, on peut ainsi rencontrer quelques salariés mobiles sur l'aire destinée aux camping-caristes.
De même, les arguments des agences et propriétaires qui mettent des gîtes en location laissent peu de doute sur la qualité de leur clients. Outre les connexions wifi, les annonces précisent souvent un nombre important de chambres individuelles (ce qui permet de loger des équipes) et stipulent souvent la proximité de la raffinerie – argument rarement vendeur pour les touristes.
C'est dans ce contexte que la Zone Économique Spéciale s'implante en 2018, semblant renouer avec le paternalisme des années 1930. Cette fois, se sont les pouvoirs publics – Région Normandie, Agence de Développement pour la Normandie, Caux Seine Agglo, Caux Seine développement (agence de développement économique au service des entreprises et de l 'emploi sur Caux Seine Agglo) et Port-Jérôme-sur-Seine – qui proposent un « Welcome package ». Ce dernier a pour vocation d'accompagner les familles des personnels expatriés (recherche de logement, apprentissage du français, démarches administratives, écoles pour les enfants, etc.).
La commune de Port-Jérôme réfléchit à son avenir : les projets lauréats du concours d'architecture Europan n'oublient pas totalement la mutation du travail mobile et détaché, et proposent souvent des solutions d'hostellerie pour les salariés de courte durée. Perduration de la gestion de la part humaine en trop, de l'indéterminé, ou de l'étranger au système. On peut voir dans ces solutions une continuité des hôtels pour célibataires des années 1930 comme des foyers de jeunes travailleurs.
Rien ne dit cependant que le pouvoir d'achat de ces derniers, ou leur indemnité de déplacement, leur permettra de profiter d'un tel équipement.
Difficile de savoir aujourd'hui où seront loger les ouvriers qui construiront les nouvelles installations industrielles prévues sur la Zone, ni si celle-ci favorisera la précarité et la détérioration des conditions de logement de la main-d'œuvre – comme on l'observe dans d'autres ZES.