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UN AXE DES AIRES ET CO-ERRANCE

UN AXE DES AIRES ET CO-ERRANCE

Au-dessus de Rouen, le nuage de l’incendie géant de l’entreprise Lubrizol s’est depuis longtemps dissipé et les autorités sanitaires se veulent rassurantes. Les milliers de tonnes de produits toxiques qui ont brûlé et dont les émanations ont été ressenties jusqu’en Grande Bretagne et en Belgique n’auraient aucune incidence sur la santé des riverains. Et les nouveaux projets industriels fleurissent sereinement le long de la Seine. Moins sereins, les Voyageurs installés sur l’aire d’accueil Gens du Voyage de Rouen/Petit-Quevilly, à qui les forces de l’ordre interdirent l’évacuation des caravanes lors de l’incendie, se battent pour être relocalisés en dehors de la zone Seveso où la déraison politique et administrative les a en-campés.

On n'est jamais moins citoyen que lorsqu'on est voyageur

Pour rappel, les aires d'accueil sont, dans la littérature institutionnelle, un « équipement de service public spécialement aménagé pour le stationnement des familles seules pratiquant l'itinérance. » elles sont par ailleurs une obligation pour les communes de plus de 5000 habitants (c.f Carte 0 / Situation de l'accueil des Voyageurs au sein de la Métropole de Rouen Normandie). Dans la littérature plus pragmatique et orale des « bénéficiaires », ces aires constituent aussi une obligation puisque l'installation hors de ces zones est punie par la loi.

À ce titre, la loi n°2018-957 du 7 novembre 2018 relative à l'accueil des gens du voyage et à la lutte contre les installations illicites, « modernise les procédures d'évacuation des stationnements illicites et renforce les sanctions pénales ». En France, on ne rigole pas avec le cadastre. Trop peu nombreuses sur le territoire, les places en aire d'accueil sont rares et parfois chères.

L'aire d'accueil de Rouen/Petit-Quevilly est une des moins chères du département de Seine-Maritime : s'y installer coûte, après le dépôt d'une caution de 200 euros, 2,50 euros par jour et par emplacement, soit environ 75 euros par mois ou entre 150 et 225 euros pour une famille nombreuse. À cela s'ajoute évidemment l'électricité (0,15€/Kwh) et l'eau (3,10€/m³) alors que le mètre cube ne coûte que 1,97€/m³ pour les autres résidents de la commune. En face, une subvention d'État de 132,45 euros par mois (en 2004) et par place, est versée aux communes, soit 264,9 euros par emplacement au titre de la gestion locative ; à cette somme peut s'adjoindre un financement du département et un autre, de la part de l'État, allant jusqu'à 90 % du prix de la construction ou de la rénovation. En somme, l'aire d'accueil de Rouen/Petit-Quevilly, qui tient davantage du parking que de l'espace d'accueil, rapporte, a minima et selon un calcul quelque peu paysan de notre part, environ 8 475 euros par mois à la collectivité.
Mais une aire d'accueil n'est pas un logement et y demeurer ne fait pas de vous un locataire comme les autres.Vous ne signez d'ailleurs aucun bail. Vous êtes certes « locataire » de l'emplacement mais êtes aussi propriétaire de votre logement : la caravane. À ce titre, vous ne bénéficiez pas des aides au logement attribuées aux locataires pauvres. Et pour acheter cette maison sur roue, pas de crédit immobilier. Il faut souvent passer par des officines de crédit à la consommation qui pratiquent des taux usuraires pouvant aller jusqu'à 20 %. Autre différence notable : on n'investit pas dans une caravane comme on le fait dans la pierre. La caravane, même entretenue, se déprécie avec l'âge et une vie de voyage en compte souvent quatre ou cinq.

Sur la situation de l'aire, le Schéma Départemental d'Accueil et d'Habitat des Gens du Voyage de Seine-Maritime 2020-2025 est clair : Zone industrielle… L'ajout de la mention « site Seveso Seuil Haut » aurait cependant permis de gagner en transparence.

Mais quelle déraison a placé « un équipement de service public » dédié au logement ici ? La question du « quand » reste obscure : les habitants de l'aire disent y être depuis son ouverture, il y a vingt ans, quand le Schéma Départemental laisse la case « date de création » vide. Le 14 janvier 2013, une dizaine d'années après sa supposée date de naissance, l'arrêté fixant le Schéma Départemental d'accueil des Gens du Voyage 2012 – 2017 stipule déjà que « sur l'Agglomération de Rouen : [...] certaines aires d'accueil existantes devront cependant donner lieu à des relocalisations pour une plus grande sécurisation des situations d'occupation, car elles se trouvent édifiées sur des zones à risques (SEVESO, inondations, glissements de sols…) en référence aux documents de PPRT ou PPRI en cours de réalisation. » En 2013, une fuite de l'usine Lubrizol disperse du mercaptan dans l'atmosphère, ce gaz « sans danger » qui, pourtant, selon de nombreux vétérinaires, a plutôt bien tué les canaris de la région. (cf. carte 01)

Quelle autre déraison a pu laisser depuis des personnes vivre sur cette zone à haut risque ? Lors de notre entretien avec la Métropole Rouen Normandie, Monsieur Jue (alias Monsieur Gens du Voyage depuis de nombreuses années) dit ignorer cet arrêté…

Des aires et co-errance

Depuis l'incendie de l'usine rouennaise de Lubrizol, le 26 septembre 2019, c'est un drôle de bal. Il faudra attendre plusieurs jours pour que les autorités s'inquiètent de la situation des Voyageurs. Suite à la médiatisation de la situation des habitants de l'aire, accompagnés par l'anthropologue Lise Foisneau et le juriste William Acker, quelques élus s'émeuvent et se rendent sur place. On s'indigne ; une solution va être trouvée ; un terrain provisoire ? Oui, très vite ! Un parking et quelques équipements… (cf . carte 02). Il faudra attendre avril 2021 pour que soit proposé un « stationnement » provisoire. Et, autant faire d'une pierre deux coups : on en profite pour accueillir d'autres familles de la région. Entre temps, on danse.

En octobre 2019, les familles portent plainte en invoquant la responsabilité de l'État pour mise en danger de la vie d'autrui. Quelques jours plus tard, nous prenons et filmons la mesure du relogement proposé. Deux agents de la Métropole Rouen Normandie se rendent sur l'aire avec, en main, un document que chaque famille doit signer, acceptant ou refusant un replacement dans une des aires de la Métropole. « Tu vois, si tu es d'accord, tu signes là. C'est pas la Métropole qui décide tu vois, c'est toi ». Interpellés par les habitants, les agents expliquent qu'il reste un emplacement ici, un autre là, un autre encore à plusieurs kilomètres. Les familles ? Bah on verra en fonction des places, peut-être se trouveront-elles séparées. (cf. carte 03)

Quand certains s'interrogent sur l'absence de place sur les aires d'accueil proposées, on leur répond que c'est parce que certains Voyageurs ne sont pas en règle. Il faudra les déloger. D'ailleurs, ici aussi, certains n'ont pas signé leur convention d'occupation et ne seront pas relocalisés. Et pendant qu'on y est, ceux qui n'étaient pas sur place au moment de l'incendie non plus. On ne reloge pas pour protéger mais pour dédommager.
Et puis si t'as pas signé, c'est que tu ne veux pas être relogé.
Après une consultation de Lise Foisneau, William Acker et Vanessa Moreira, une habitante de l'aire d'accueil, à l'Assemblée Nationale dans le cadre d'une enquête parlementaire, le 12 décembre 2019, toujours rien.
Après un premier confinement sur l'aire, après l'Adoption du Schéma Départemental d'Accueil des Gens du Voyage de Seine-Maritime en Juillet 2020, rien.
C'est compliqué, il faut trouver un terrain. Vous comprenez ?
Entre temps, à quelques kilomètre de là, la convention entre SNCF Immobilier et la Métropole de Rouen reconduit l'opération d'urbanisme temporaire « La Friche Lucien ». Ses organisateurs ne se cachent pas de faire de la sécurisation par l'occupation et affirment même publiquement que leur présence empêche celle des Voyageurs sur site. « Car c'est de notoriété publique, vous n'avez qu'à demander à n'importe quel élus, ils dégradent […]. Jusqu'en 2019 venaient se greffer chaque année en septembre des Gens du Voyage. Pour le coup, les relations sont un peu plus tendues, dues notamment à des dégradations, à des vols, qui ont lieu chaque année à cette période là ; et on commence à le savoir puisque c'est devenu institutionnel en fait. Nous on occupe le site tous les ans en septembre et ça depuis 5 ans, et on a eu des dégradations et des vols à cette même période tous les ans donc c'est forcément quelque chose qui peut compliquer les choses. D'autant plus que leur occupation est illégale. Chaque année, c'est un peu la bataille parce qu'ils se branchent sur l'immeuble de nos voisins directs, ils coupent l'eau, ils font sauter la Friche aussi : on a de gros problèmes d'électricité à cette période de par leur installation illicite tout simplement », expliquait Simon Ugolin, de l'Atelier Lucien, à Rouen, le 28 janvier 2021 lors de la rencontre « Urbanisme transitoire, une façon flexible de fabriquer la ville », organisée par la Maison de l'Architecture de Normandie, Le Forum. Un pari politique et urbain ambitieux aurait été d'appliquer les méthodes de l'urbanisme transitoire au relogement de ces familles. Ce qui aurait fait de Rouen une des rares villes à assumer et favoriser la présence voyageuse en centre-ville. Lors de notre rendez-vous avec la Métropole Rouen Normandie, l'élu en charge des Gens du Voyages prend note, disant ignorer ce qu'est l'urbanisme transitoire et n'ayant pas connaissance de la convention avec SNCF immobilier.

Septembre 2020 : premier anniversaire de l'incendie de l'usine Lubrizol. Le maire de Rouen se prononce favorablement et publiquement sur Twitter pour trouver des solutions dignes et alternatives. Quelques mois plus tard pourtant, la Métropole Rouen Normandie demande en référé auprès du tribunal administratif l'expulsion de « Gens du Voyage » de l'aire de Rouen/Petit-Quevilly. La demande d'expulsion concerne essentiellement les familles ayant porté plainte. Le motif ? Des branchements électriques illicites. La police se déplace, constate… Rien. Après un article de Street Press, une interpellation via Twitter du Président de la Métropole par William Acker et Echelle Inconnue – entre autres – la Métropole recule. Le Président de la Métropole réaffirme une nouvelle fois qu'il n'y aura pas d'expulsion et que les habitants doivent être logés de manière digne.

Le contact est pris. Nous demandons rendez-vous pour parler de la situation des habitants de l'aire mais aussi plus largement de la situation des personnes en habitat mobile sur le territoire métropolitain – dont le nombre ne cesse de croître et que l'ensemble des projets urbains et infrastructures de l'Axe Seine ne peut qu'augmenter. En somme, une oreille est tendue et il semble possible d'énoncer une situation politique et urbaine visiblement ignorée. Nous n'aurons rendez-vous que le 17 mai, après que la fameuse solution transitoire a enfin été trouvée.

Parallèlement, un projet de MOUS (Maîtrise d'Oeuvre Urbaine et Sociale) est mis en place suite à une réunion organisée par l'État.

La solution transitoire tant attendue est finalement trouvée (réponse aux restrictions sanitaires lors du troisième confinement imposant de ne pas se déplacer à plus de 10km), en l'espèce : le parking du Zénith, en attendant la construction d'un nouvel espace qui ne verra le jour que dans 12 mois, minimum ! (carte 4-a)
En attendant, le parking, même sans sanitaire, semble toujours plus vivable que l'aire d'accueil. Mais jusqu'à quand ? Les Voyageurs ne savent pas vraiment.


Carte 4b / En juin 2021, le confinement prend fin, le Zénith va rouvrir au public et les huissiers viennent signifier aux Voyageurs que les 120 caravanes doivent partir. Un mois plus tôt, nous avions questionné l'élu : où iront ces familles une fois le Zénith rouvert ? La réponse fut surprenante : « Vous les connaissez, ils trouveront bien une solution. Bon, pas très légale... » Et le technicien en charge des aires de nous calmer en clamant : « Vous savez, officiellement, l'aire de Rouen/Petit-Quevilly est toujours ouverte ! » Retour à la case départ. Les familles se sont dispersées sur le territoire. Gageons que la Métropole qui les place de fait en situation irrégulière saura se montrer indulgente et n'aura pas recours à l'arsenal juridique croissant permettant les expulsions.

Les vases communicants

Un projet de MOUS (Maîtrise d' œuvre Urbaine et Sociale) qui vise à un relogement adapté de ces familles est aujourd'hui en cours. Cependant, ces logements ne verront le jour (au mieux) que dans cinq à six ans. En attendant, nous le disions : rien. Mais au-delà de ce laps de temps important, la situation actuelle est exemplaire de certains tics politiques quant à la question de la présence des Voyageurs sur le territoire. Et les collectivités tendent à mettre en place un véritable jeu de bonneteau visant à se soustraire à leurs obligations d'accueil des Voyageurs. Entretenant un flou constant entre les différents types d'espaces destinés aux Voyageurs : aires de grands passages destinés aux rassemblements ponctuels ou aux grands mouvements saisonniers, aires d'accueil et espaces de vie temporaires, et terrains familiaux ou habitats adaptés destinés à une occupation permanente des Voyageurs « sédentarisés ». Le Schéma Départemental lui-même joue dans le flou, substituant les uns aux autres, remplaçant des places d'accueil sur les aires par des terrains familiaux, etc. Au passage, un changement du mode de comptabilité permet de compenser deux places par une seule, comme le souligne le dossier de Léa Gasquet pour Street Press. En résulte une perduration du déficit de places sur les aires d'accueil (11 000 places en France), comme en témoigne l'installation de centaines de caravanes sur des espaces non-adaptés dans la métropole. Dans le langage « technique » de ceux en charge de l'accueil, il s'agit de familles qui ne sont pas d'ici et n'ont pas vocation à rester. Bref ! Pourquoi s'en occuper ? Alors que l'accueil de ces familles est justement la raison d'être de ces aires. À Port-Jérôme-Sur-Seine ou ailleurs, on remplace l'aire d'accueil par un terrain familial. Ceci dessine un comportement assez répandu chez les élus, qui préfèrent voir sur leur territoire des familles fixes plutôt que des familles de passage. Autant de manières de se soustraire aux obligations d'accueil. Et comme l'écrivait le Président de la Métropole Nicolas Mayer-Rossignol sur son compte Twitter : « Soyons clairs, des aires d'accueil, aucune commune n'en veut ». Dans le même temps, la presse régionale relaie les rassemblements citoyens qui s'opposent à l'implantation d'aires d'accueil ou de grand passage sur leur commune.

Crit'Air. Des aires et Zones Critiques ? Vers un anti-tsiganisme environnemental.

Alors que, comme le démontre magistralement le livre de William Acker Où sont les gens du Voyages ?, les Voyageurs font les frais d'un véritable racisme environnemental qui place de façon systématique les aires d'accueil dans des zones polluées, à fortes nuisances, voire à haut risque industriel, l'utilisation indirecte de l'argument écologique commence à poindre pour éloigner les Voyageurs des centres urbains. Plusieurs associations de défense des droits des Voyageurs s'alarment de l'instauration des Zones à Faible Émission prévue par la loi LOM. En effet, ces zones interdisent l'accès aux véhicules anciens, considérés comme plus polluant, ce qui, dans les faits, est une discrimination sociale pouvant rendre impossible aux Voyageurs l'accès aux infrastructures qui leur sont réservées dès lors qu'elles se trouvent dans ces Zones ou qu'elles ne sont accessibles qu'en les traversant. Les véhicules qui servent à la traction des caravanes peuvent difficilement (à moins d'investissements très importants) être en conformité avec les normes d'émission. Ainsi, un certain nombre d'aires d'accueil, de terrains familiaux ou d'aires de grand passage se trouveraient de fait interdites aux Voyageurs. Au-delà d'un simple dommage collatéral, les associations y voient « une remise en cause des politiques publiques d'accueil des Gens du Voyage inscrites dans les schémas départementaux, engendrant des déséquilibres territoriaux. Ceux-ci se traduiraient par une pression supplémentaire en terme de demande d'habitat mobile et une réévaluation des besoins d'accueil en zones non-ZFE, entraînant une révision des schémas départementaux et l'adhésion des communes limitrophes aux nouveaux projets. » La peinture verte des politiques publiques conduit en l'état à l'assignation des Voyageurs à des Zones toujours plus excentrées, limitrophes et sans doute, à terme, hors des espaces métropolisés où se concentrent par nature l'essentiel des biens, richesses et services. Ceci dépasse évidemment la catégorisation : les travailleurs mobiles et saisonniers feront également les frais de cette assignation systématique aux zones à fortes émissions, zones polluées ou industrielles. D'une certaine manière, la loi les rangent désormais du côté des pollueurs. Or, en prenant quelque recul et en sortant de l'obsession de la seule pollution carbonée qui est devenue le « la » des politiques publiques, on peut considérer que le maintien en circulation de véhicules anciens mais entretenus pollue moins que la production de nouveaux véhicules, fussent-ils électriques – et donc pour bonne part nucléaire ; ou que le recyclage des véhicules anciens ou des batteries.

Comme une Campine dans un corridor Rien ne change. Les nouvelles lois, par ricochet, relocalisent les Voyageurs et le peuple sur roue au plus près des pollutions et nuisances. L'industrie, avec le soutien des collectivités, les déplace au gré des nouveaux programmes d'industrialisation et ce toujours en dehors des zones habitables. Sur le corridor logistique que constitue désormais l'axe Seine, et dont les élus sont devenus les promoteurs, les aires d'accueil sont nombreuses, noyées en zones : portuaires, industrielles, inondables. Les trois cartes des villes dans lesquelles nous travaillons sont criantes : Rouen, Port-Jérôme et Limay. Chacune de ces aires y est située à proximité directe de sites pollués ou potentiellement pollués. Et les relocalisations tiennent moins de la bienveillance que des impératifs de la gestion du foncier industriel. À Limay, site industrialo-portuaire dédié pour l'essentiel au recyclage des métaux, l'aire qui subissait depuis des années les poussières et fumées industrielles, et sur laquelle les habitants se plaignaient de nombreuses maladies pulmonaires, est aujourd'hui déplacée. Ici, ce ne sont pas les conditions sanitaires qui ont présidé à la relocalisation. Les milliers de tonnes de ferrailles que promet le chantier du Grand Paris poussent les autorités portuaires à agrandir leur « terrain de jeu » ; et c'est pour permettre l'expansion de l'industrie de la ferraille que l'on déplace les Voyageurs. Mieux encore, on exproprie ceux qui avaient acquis des terrains au bord du fleuve.

Ces déplacements et expulsions vont de pair avec une éviction des Voyageurs du marché de la ferraille. Les familles installées ici depuis des années vivaient jusqu'alors du commerce et du recyclage de ce matériau qui semble aujourd'hui devenu le nouvel or du chantier métropolitain. Mais les conditions d'accès à la ressource comme à la vente se compliquent d'année en année pour ces petits ferrailleurs. Un marché se réorganise, favorisant un ramassage industriel auquel chaque citoyen est invité à coopérer en déposant en déchetterie, centre de tri ou épaviste, ses objets métalliques, de la boîte de conserve à l'automobile, en passant par la machine à laver. Cette activité économique, occasionnelle pour certaines familles, et qui permet de boucler les fins de mois, est désormais surveillée. Les entreprises ne sont désormais plus autorisées à régler les petits ferrailleurs en liquide. La concurrence territoriale se double bien ici d'une concurrence industrielle et économique. Nos poubelles sont devenues l'or de l'économie métropolitaine.

Quand bien même certaines familles de Voyageurs n'espèrent parfois qu'une stabilisation de leur situation, celle-ci semble bien hypothétique. De l'avis des experts et gestionnaires des corridors logistiques de l'économie monde, un corridor n'a pas vocation à durer indéfiniment ; sitôt un nouveau chemin intermodal trouvé, la marchandise se désintéresse des terres qu'elle a exploitées.

Sommaire du numéro 10
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